En à peine quelques heures, et parce que son mari lui refusait l'achat d'un tableau, Clare tourne le dos à toute sa bonne éducation anglo-saxonne et jette aux bégonias mari, enfants et gouvernante. Elle veut tout laisser derrière elle, sauf le chien !
Mais pour repartir de zéro, elle doit d'abord se prouver qu'elle peut faire vivre des personnages d'encre et concurrencer ces nouvelles plumes de la littérature aux histoires insipides.

Si le récit "Mrs Dalloway" est le point de départ de ce roman, comme ce fut le cas des "Heures" de Cunnigham, la comparaison s'arrête là.
Clarissa n'est ici qu'un alibi pour évoquer l'acte d'écriture de façon caustique. Car Mary Dollinger s'amuse à bousculer la bienséance et ses flèches visent aussi bien les critiques littéraires que les écrivains en vogue dans le petit monde de l'édition.
Mais la littérature n'est pas la seule cible de ce récit drôle à souhait : l'auteur en profite au passage pour épingler les petite habitudes bourgeoises, le milieu de l'art contemporain, la superficialité féminine, l'indifférence masculine etc...

En découvrant le livre, je dois avouer que j'ai d'abord eu peur : le visuel de la première de couverture est, à mon sens, totalement contre-productif. Mal équilibré, des couleurs criardes, une mauvaise lisibilité etc.. Et puis, j'ai mis de côté mes a priori pour me plonger dans ce récit rocambolesque.
Au fil des pages, le lecteur, le rire aux lèvres, navigue sans cesse entre l'histoire d'amour, la caricature de la collection Arlequin, et la chronique d'une bourgeoise qui s'émancipe.
Un roman léger, sans prétention, rafraîchissant comme une citronnade en plein été.

Du même auteur : Le journal désespéré d'un écrivain raté, Et le bébé était cuit à point
Lire aussi l'interview de Mary Dollinger

Extrait :

"Madame," commença-t-elle, solennelle, presque menaçante, "selon les directives établies par la Convention Collective Nationale des Gens de Maison, je souhaiterais prendre désormais cinq semaines en été et quinze jours l'hiver."
J'avais rapidement glissé une feuille par dessus la station de métro où Felicity, de nouveau sans chapeau, attendait, et j'espérais que le train n'allait pas arriver avant que Mathilde n'eût terminé son cinéma révolutionnaire. Elle m'avait prise de court et j'avais du mal à cacher ma stupéfaction.
"Mathilde, cela fait des années que vous prenez presque deux mois de congés, payés bien entendu, sans compter les jours fériés et le premier mai, qui est chômé, comme on a dû vous le dire." Plus les années passaient, plus je la poussais à prendre des vacances, savourant les journées en tête-à-tête avec ma famille sans cette ombre noire éternellement présente. L'idée qu'elle puisse prendre seulement cinq semaines relevait du cauchemar. Je la regardais attentivement. De noir vêtue certes, mais c'était quelque part un peu moins noir, une sorte de gris-noir qui virait au blanc, et qui avait pris manifestement des cours de dialectique.
"Madame m'obligerait en ne me coupant pas la parole," poursuivait-elle, glaciale.
"Je parle de droits légitimes, et non pas des faveurs que vous avez bien voulu m'accorder par le passé." Les enfants avaient raison, Mathilde était téléguidée, et Justin pouvait être fière de son élève. "Vu mon ancienneté," continuait cette nouvelle Madame Roland, "par là, Madame doit comprendre le nombre d'années où je suis à son service, et surtout à celui de Monsieur, et non pas une allusion quelconque à mon âge réel." De nouveau une pause. "Donc, vu mon ancienneté, j'exige que le coefficient cent-soixante-quinze soit porté sur ma feuille de paye, en tant qu'employée de maison, très qualifiée, assurant la responsabilité du maître ou de la maîtresse de la maison, présent ou non. (En ce qui concerne Monsieur, ça sera plutôt "présent", quant à madame ça sera "présente ou non depuis qu'elle s'enferme dans son bureau)" Nouvelle pause. La parenthèse l'avait un peu égarée. "Assurant, disais-je, l'ensemble des travaux ménagers et familiaux ainsi que la cuisine..."
Je n'écoutais plus. En vingt-quatre heures ma vie avait explosé. J'avais décidé de m'émanciper, mais moi toute seule, et en cachette. Enfin, plus ou moins, si je faisais l'impasse sur le 206 dans le garage. Et maintenant, je me trouvais face à une syndicaliste chevronnée qui essayait de me voler la vedette. Et qui n'arrêtait pas de parler.

couverture
Éditions Jacques André - 259 pages