Le recueil commence par un témoignage de l'auteur sur les relations qu'il entretenait avec ses parents. Très pudiquement, Russell Banks nous laisse entrevoir ce qui l'a poussé à raconter des histoires. ainsi, "le regard des autres" est au centre des récits qui suivent ce prologue.

J'ai trouvé une fois de plus, que Russell Banks avait une capacité surprenante à prendre ses lecteurs par la main et à les emmener là où il le désirait.
Parfois, le chemin est plus qu'inconfortable, comme dans "Moments privilégiés" ou "La visite". Ici les relations parents/enfants n'ont pas su survivre à l'âge adulte. Il y a beaucoup d'amertume et de gâchis.
D'autre fois, la nostalgie et la tendresse prennent le pas sur la rancœur et les erreurs. "Les plaines d'Abraham" ou "Le Maure" sont à ce titre particulièrement émouvants.

Mais ce que j'ai trouvé le plus étonnant, ce sont ces trois récits "Djin", "Juste une vache" et "La soirée homard", placées respectivement en début, milieu et fin de recueil. Ces trois textes ont pour point commun l'usage d'une arme à feu... et la sérénité qu'éprouvent les protagonistes après ces tirs. Comme si la violence ultime était une étape nécessaire vers le difficile chemin de la paix intérieure.

Oui, je crois que ce sont ces trois récits qui m'ont le plus déstabilisée car ils nous forcent à nous interroger, et ouvrent des perspectives dérangeantes.
Je constate aussi que, comme pour Trailerpark, Russell Banks commence et finit ce recueil par des récits "chocs".

C'est un univers très différent des deux précédents romans que j'avais lus, mais apparemment plus proche de son univers habituel. Quoiqu'il en soit, je reste sous le charme de l'écriture de cet auteur, même si il a l'art de nous mettre mal à l'aise.

Lire aussi l'interview exclusive sur ce même site.

Du même auteur : De beaux lendemains, Le pourfendeur de nuages, Sous le règne de Bone, American Darling et Trailerpark

Extrait :

Il semblait diriger son regard droit sur moi - ce qui est compréhensible, je suppose, puisque j'étais la seule personne dans sa ligne de vision -, et cela me mettait terriblement mal à l'aise, comme si pour une raison ou une autre, il croyait que c'était moi et non pas les guerres qui l'avais rendu fou. Quand il s'est approché de ma table et que, non content de river son visage au mien, il a aussi collé ses yeux au miens, mon malaise a empiré. J'ai tenté de détourner le regard, mais j'en ai été incapable. J'ai cherché des pièces dans ma poche - un vieux réflexe quand je suis abordé par des fous ou des mendiants, et cela indépendamment de mon intention de leur donner de l'argent ou pas -, mais il a secoué sa tête massive en faisant tournoyer ses lourdes mèches comme des boas, et m'a signifié d'un index réprobateur qu'il ne voulait pas d'argent. Son visage et son expression m'étaient étrangement familiers, comme si nous étions de vieux amis, très changés, qui se retrouvaient à l'improviste après de nombreuses années, ou des cousins d'enfance qui, arès s'être perdus de vue, se voyaient soudain réunis à l'âge adulte. Pourtant, il m'était bien évidemment tout à fait étranger. Nul n'aurait pu m'être plus étranger que cet Africain qui avait subi des choses que je ne pouvais même pas imaginer : des années d'une boucherie hallucinante, des pertes, des deuils et des douleurs au-delà de toute mesure, et, pour le restant de ses jours, la pauvreté et le malheur, l'impuissance et le ridicule, la charité et l'invisibilité. Malgré cela, d'une certaine façon, je le connaissais. Et il me connaissait.


Éditions J'ai Lu - 156 pages
Traduction de Pierre Furlan