Ce roman est construit comme un dyptique. Dans la première partie, l’auteure nous raconte le sort de ces Indiens, engagés volontaires à bord de l’Atlas, à la fin du XIXè siècle. Vient le portrait de quelques uns de ces recrutés par des maistrys pour Merich, ceux qui tentent ce long voyage sur le kala pani pour changer de vie. Badri, jeune inconscient joueur de cartes, vole à sa mère ses pauvres économies pour les jouer et les perd. De honte, il s’enfuit. Chotty, accablé par les dettes de son défunt père. Il y a Vythee qui n’a qu’un espoir, retrouver son frère parti quatre ans plus tôt. Et puis, Ganga, fille de lignée royale qui fuit le sort funeste promis habituellement aux veuves. Et tant d’autres encore.

Il y a surtout le journal de bord de ce médecin anglais qui hait viscéralement tous ces indiens mais qui n’en reste pas moins fasciné par eux. On en apprend plus – mais on ne pouvait que s’en douter – sur les conditions de vie et de mort des passagers.

Tous embarquent à bord de l’Atlas, bateau affrété par les anglais pour apporter aux exploitants de plantations français la main-d’œuvre à bon marché pour remplacer les noirs. Abolition de l’esclavage oblige.

Dans la suivante, tous sont arrivés, tant bien que mal au port tant espéré. Mais la terre mauricienne est loin d’être aussi paradisiaque que les voyageurs l’avaient espérée. Traités comme du bétail, censés être couverts par le contrat qu’ils ont signé… - dans des conditions que l’on pourrait aisément contester -, les « Malbars » vont travailler comme des forçats dans les plantations. Leur sort – qu’ils soient hommes ou femmes - n’est guère plus enviable que celui subit durant des siècles par les anciens esclaves. La descente aux enfers continue. L’eldorado est encore loin.

C’est avec une écriture d’une sobriété toute de rigueur que l’auteure nous raconte ce pan de l’histoire de son pays. C’est fluide, simple, évident, sans détails pesants. Cela coule comme le sang coulant d’une plaie. Sans bruit, sans larmes.

Du même auteur : Blue Bay Palace, La noce d'Anna et Le dernier frère

Voir aussi l'interview de Nathacha Appanah accordée au Biblioblog

Dédale

Extrait :

Après deux mois sur le bateau, ils n’attendaient que ça. Ils avaient rêvé de ce port-là. Ils avaient attendu cette descente-là. Quand entassés dans la cale, ils subissaient la colère de la mer qui grondait comme cent orages à leurs oreilles, quand leurs corps roulaient tels des bouts de chiffon d’un bout à l’autre de la sombre prison, quand ils cherchaient désespérément à s’accrocher pendant les pires tangages pour ne pas se fracasser la tête contre la coque ou pour éviter d’écraser leurs propres enfants, quand la nuit était emplie des craquements de l’Atlas, comme les cris d’une forêt pliant sous les assauts d’un cyclone, quand ils avaient peur d’être emportés dans l’enfer du Kala pani, ils fermaient les yeux et pensaient à Merich.

Certains la voyaient de loin, cette terre promise. Dans leurs pensées, les oiseaux auraient guidé le bateau. Eux, les Indiens, auraient suivi ce oint flou qui aurait pris forme à mesure que l’Atlas s’en approcherait. Certains disaient que le soleil serait doux ce matin-là – mais oui, bien sûr qu’ils arriveraient un matin, un matin de bonne heure, quand tout semble paisible encore -, un soleil pas trop timide et pas trop éclatant non plus, il ne fallait pas que la lumière les éblouisse…

Parce que ce serait trop bête, n’est-ce pas, que le soleil les éblouisse…

Ils voulaient tout voir de ce port tant attendu. Les femmes rêvaient d’arbres verts et de fleurs, peut-être, sur ce port. De couleurs en tout cas, qui borderaient l’eau. On verrait les montagnes repus et fertiles au loin. Des hommes et des femmes attendraient peut-être sur ce quai. Oh ! Pas pour eux certainement, puisqu’ils ne connaissaient personne sur cette île. Mais comme çà, pour voir l’Atlas entrer dans le port et repérer les nouveaux venus.

Peut être quand ils descendraient du bateau rencontreraient-ils d’autres Indiens qui, comme eux, avaient fait le voyage des années avant et qui les rassureraient ? Peut-être…

Peut-être… se disaient les voyageurs de la cale de l’Atlas.

couverture
Éditions Folio - 231 pages