Bonjour Philippe Besson. Tout d'abord, je voudrais vous remercier d'avoir spontanément accepté l'idée de cette interview.

Dans Son frère, Lucas commence à écrire à Saint-Clément, la maison de vacances, celle de l'enfance. Pour lui, c'était comme une urgence. Est-ce que vous aussi vous avez perdu la mémoire du commencement ? Etait-ce aussi une urgence ?

Je me souviensPortrait de Philippe Besson
© Laurent Mauger
très bien des premiers mots écrits, je veux dire : du moment où surgissent les premières phrases du premier livre. C’était à Montréal, du côté de la place Jacques-Cartier, en septembre 1999. Je me souviens de l’enchantement de ça, immédiat, évident. Une urgence ? Non. Plutôt un désir violent, comme au début des histoires d’amour.

Dans les cas de maladies graves, incurables, vous montrez bien la difficulté de l'entourage à gérer l'hôpital, les contraintes, les souffrances du malade, la peur de la maladie, à parfois se voiler la face devant l'inéluctable. La rencontre des deux frères avec ce vieil homme qui vient leur raconter sa vie, assis face à la mer, n'est-ce pas un moyen pour donner un temps de respiration au lecteur après les scènes de l'hôpital, la maladie ? Était-ce aussi le moyen d'introduire l'autre face de Thomas, sa face cachée, sa relation avec Annette ?

Le vieillard, c’est un temps ralenti, en effet. C’est l’image de la mort, bien sûr. Le vieillard est un passeur, celui qui montre la direction vers la mort. Mais il s’agit d’une image apaisée. Rien de brutal. Quelque chose de doux, au contraire, de naturel presque. Et puis, c’est la figure des bords de mer, la figure éternelle des bords de mer.
Ce vieillard détient le secret de Thomas. Il sait qu’il n’est pas aussi blanc qu’il n’y paraît, pas aussi innocent. Il sait ce qu’il cache. Pour autant, il ne délivre pas le secret, il ne trahit pas Thomas. Le secret sera levé par Thomas lui-même, quand sera venu le temps de dire, de parler, de se délester.

Dans En l'absence des hommes, votre Marcel Proust dit ceci : Raconte-t-on jamais autre chose que sa propre histoire ? Alors, un écrivain n'écrit-il jamais autre chose que sa propre histoire ? Qu'en est-il pour vous ?

Moi, je suis un romancier, c’est-à-dire quelqu’un qui invente des histoires. Donc je ne raconte pas la vérité. C’est même exactement le contraire. Je suis d’ailleurs venu à l’écriture parce que la vérité ne suffit pas, parce que la vie normale ne suffit pas. J’ai voulu devenir un autre, plusieurs autres, que je ne suis pas. Ma vie n’est pas dans mes livres. En revanche, évidemment, mon intimité y figure, en filigrane, dans les interstices. On ne peut pas écrire en faisant abstraction de ce qu’on est profondément. Ce serait impossible, cela supposerait une schizophrénie totale, une distance à soi proprement sidérante. Par conséquent, mes romans portent quelque chose de moi, mes obsessions, mes désirs mais ils ne racontent rien de mon existence.

Dans la bouche de votre M. Proust : Ecrire exige un engagement exclusif. On ne peut rien fait d'autre que cela, écrire. Est-ce que l'écriture est, pour vous aussi, un sacerdoce, la somme d'un travail continuel, le fait d'une discipline ?

Non, pas de discipline. Je ne suis pas discipliné. J’en suis incapable. J’écris quand bon me semble, quand l’envie me prend. Je ne me fixe aucune règle, aucun horaire. Mais, bien sûr, l’écriture exige un engagement, un don de soi énorme, un abandon. Ce n’est pas une activité anodine, secondaire, qu’on pourrait exercer en dilettante. On est absorbé par l’écriture, hanté par elle quelquefois.

Avez-vous des habitudes incontournables avant de vous mettre à écrire ?

Pas d’habitudes. Mais des repères. J’aime bien écrire dans ma maison, située sur le littoral atlantique. Mon bureau donne sur le jardin. Il y a des roses devant la fenêtre. C’est un lieu protégé, où je me sens bien. Et je sais que la mer n’est pas loin. J’ai besoin de savoir que la mer n’est pas loin. J’écris à Paris aussi, bien sûr. Dans un bureau très dépouillé. J’aime le dépouillement, la nudité.

Dans En l'absence des hommes et Son frère, les silences sont très importants. Ils tiennent une place cruciale. Je les trouve parfois plus évocateurs que des paroles. Une respiration pour supporter le poids de certains mots et certaines émotions ?

Je déteste les déclamations, les déclarations, les ostentations. Ce qui me plaît, ce qui m’émeut, c’est la pudeur, la timidité. Et je crois qu’on dit beaucoup plus de choses dans un silence, un murmure, un regard, un geste que dans un long discours. Les non-dits renseignent beaucoup plus sur les gens que les paroles.

En l'absence des hommesDans En l'absence des hommes, Marcel Proust est l'un de vos personnages. Dans Les jours fragiles, il s'agit d'Arthur Rimbaud. Des références ou de simples personnages comme d'autres ?

Des références parce que j’ai de l’admiration pour les deux, pour l’œuvre des deux. Rimbaud, quand je l’ai rencontré, j’avais 16 ans, je voulais être lui, comme beaucoup d’adolescents. Ça aurait pu être James Dean ou un joueur de foot, ça a été Rimbaud. Proust, je suis tombé dedans à 25 ans et je n’en suis plus jamais sorti. C’est phénoménal. Il n’y a rien qui ressemble à Proust avant Proust, rien qui lui ressemble après non plus. C’est unique. Mais si je les ai inscrits dans des romans, ces deux-là, c’est parce qu’ils sont des personnages de roman, c’est parce que leurs parcours défient l’entendement, on dirait que c’est inventé, que c’est un feuilleton, on a du mal à croire qu’ils ont réellement vécu tout ça. Parfois, la vie a plus de talent que le mensonge.

Dans la suite de la question précédente, quelles sont vos lectures préférées, celles qui vous ont consciemment ou non inspirées ?

Duras, bien sûr. Tout Duras, sans barguigner. Même les mauvais livres. Avec une préférence pour « Le ravissement de Lol V. Stein » et « L’amant ». Chez Duras, le son précède le sens. Et j’aime ces phrases assénées, parfois incompréhensibles et qu’on croit comprendre pourtant.
Guibert. Parce que je me suis reconnu. Ou plutôt parce que je me suis dit : quelqu’un est capable d’écrire cela, avec une telle virulence, un tel aplomb, une telle crudité, et sans chercher d’effets pourtant, sans en faire trop, juste ce qu’il faut.
Mais aussi Emily Brontë (je suis un fan absolu des « Hauts de HurleVent »), Stendhal (« Le rouge et le noir », c’est imbattable) etc.

Dans vos romans, la fratrie, le lien entre frères ou frère et sœur est une idée importante.
Dans Les jours fragiles, Isabelle semble se rebeller un peu contre sa mère, en tenant un journal sur sa relation, le retour de son frère maudit. Et puis au contact d'Arthur, quelques-unes unes de ses certitudes semblent tomber. Elle voit sa mère sous un autre jour. Elle me donne l'impression d'être écartelée entre deux personnages piliers de cette famille. Peut-on sortir indemne de ce genre de duel ?

Elle craint sa mère, elle la respecteLes jours fragiles, elle lui est soumise, comme les filles l’étaient à leur mère, à cette époque. Et puis, à 30 ans, Isabelle est toujours vierge, elle n’a jamais quitté la ferme, elle est entièrement dédiée à la ferme, elle n’a pas connu autre chose. Elle est croyante. Elle est la petite dernière. Une sœur plus âgée est morte. Le lien à la mère est fait de tout ça. Arthur est presque un inconnu pour elle. Onze ans qu’elle ne l’a pas vu. C’est un aventurier, un déserteur (du cocon familial), un vagabond. Il lui fait peur. Il la fascine aussi. Il symbolise le danger, la transgression. Elle balance entre sa mère et son frère, elle est ballottée, elle essaie de ne pas prendre position mais chacun des deux tente de la ramener à soi. Pourtant, à la fin, c’est elle qui gagnera. Puisqu’elle survivra aux deux.

Vos thèmes privilégiés sont ceux de la séparation, la perte, la mort, les atteintes faites au corps, les silences. Il y a aussi les relations binaires entre deux êtres seulement. Il y a bien d'autres personnages mais la relation que vous mettez en focus est toujours celle de deux personnages. Ex : Vincent et Arthur, Vincent et Marcel ou Arthur Rimbaud et sa sœur Isabelle, Louise et Stephen. Le chiffre deux est-il symbolique pour vous ?

Tout se joue à deux. Face à face. Toujours. Celui qui compte le plus, c’est l’autre. Au moment où il est devant nous, il est l’être le plus important. Le reste disparaît.

Pour Arrière-saison, il y a une unité de temps, de lieu, on croirait presque lire une pièce de théâtre. Si je ne me trompe pas, c'est ce qui est arrivé en 2004, sur une demande de France Culture. En écrivant ce roman, aviez-vous conscience qu'il pouvait devenir une pièce de théâtre ?

Non, pas du tout. Je n’ai pas ce genre d’imagination. Je n’ai aucune idée de ce que mes romans peuvent devenir. Je suis avec les personnages, avec l’histoire, dans la géographie que j’ai choisie. Le reste n’existe pas. Le destin de mes livres, je n’y pense pas du tout. Ce n’est pas de l’indifférence. C’est juste que je ne peux pas faire deux choses à la fois !

Dans En l'absence des hommes, Vincent de l'Etoile utlise : tu dis, je dis ou bien il dit...
Pourquoi ne pas utiliser le dialogue, très rare dans vos romans ?

Je ne sais pas écrire des dialogues. Je ne sais pas recourir à la trivialité qu’ils exigent. Je suis admiratif de ceux qui savent écrire des dialogues. Mon ami Arnaud Cathrine, il est très fort pour ça. Moi non. Alors je trouve des subterfuges, des palliatifs. Des dispositifs narratifs (journal intime, lettres, confession…) qui m’évitent d’en passer par les dialogues.

Un garçon d'ItalieDans Arrière-Saison et Un garçon d'Italie, vous usez de la polyphonie, dans En l'absence des hommes et Les jours fragiles ou bien Se résoudre aux adieux, vous choisissez le journal. Autres techniques pour le même résultat ? Faire que le lecteur suive les pensées, les réflexions des personnages ?

J’ai besoin que le lecteur soit en empathie avec le narrateur, soit au plus près de l’histoire que je raconte. C’est pour cette raison que j’écris essentiellement à la première personne du singulier et au présent. Cela favorise le rapprochement. Mes romans fonctionnent sur le sensible. Si la distance est trop grande entre le lecteur et le livre, ça ne peut pas fonctionner. 

Une réflexion amusante notée au fil de mes lectures, vous aimez beaucoup le mot : indépassable. Il revient dans tous vos écrits. Pour le degré des émotions, des douleurs, des blessures.... Aviez-vous remarqué cela ? Est-ce un de vos mots fétiches ?

C’est un tic, dont j’essaie de me défaire. Je n’avais pas remarqué. On me l’a fait remarquer. Du coup, j’essaie de me corriger. Maintenant, je dis imbattable. Je suis certain que j’ai même dû le dire au cours de cet entretien…

Votre rythme de publication est assez impressionnant. Un roman par an, parfois plus si on compte les quelques nouvelles. Comment faites-vous pour soutenir un tel rythme surtout avec des textes à chaque fois si forts ?

Parce que j’écris tout le temps. Et que je ne fais rien d’autre que cela. Je n’ai pas de métier, pas d’autre occupation. Je suis entièrement consacré à l’écriture. C’est un luxe inouï, j’en ai conscience.

Un enfant d'octobre, une approche romancée de l'affaire Grégory, est seul roman que je n'ai pas lu – délibérément en raison de son sujet. En publiant une fiction sur un tel sujet comprenez-vous que cela puisse gêner voire rebuter certains de vos lecteurs ?

J’ai bien vu que cela avait décontenancé certains de mes lecteurs. Et je l’ai regretté. Car ce roman contient toutes mes obsessions : la mort, le manque, la solitude du coupable idéal, le lien mère-fils, l’eau etc. On n’a vu que son sujet, il aurait fallu regarder au-delà. Le sujet n’était qu’un prétexte. C’est un livre que j’aime beaucoup, que je revendique totalement.
Autre chose : on reproche souvent aux romanciers français de délaisser le champ du réel, de vivre dans un monde déconnecté. Contrairement aux anglo-saxons qui, eux, savent s’emparer de ce qui les entoure. Moi, j’ai voulu dire que je ne vis pas dans une tour d’ivoire, que je lis les journaux, que je suis imprégné par l’actualité. Cela n’a pas été compris, dommage.

Un instant d'abandonPersonnellement, je n'ai vraiment apprécié Un instant d'abandon qu'à sa seconde lecture. Lors de la première, j'ai été trop horrifiée par le sort de l'enfant et je n'avais pas compris l'état d'anesthésie du père, Thomas Sheppard. Est-ce que cela vous arrive aussi en tant que lecteur, d'avoir besoin d'une autre lecture, quelques temps après, pour comprendre, apprécier au plus juste un texte ?

Un détail, d’abord : « un instant d’abandon » contient en germe tout ce qu’on retrouvera plus tard dans « l’enfant d’octobre ». La connivence entre ces deux livres est saisissante. Elle me trouble moi-même.
Oui, il m’arrive de relire certains livres et d’y trouver des choses que je n’y avais pas relevées la première fois. On lit toujours trop vite, ou avec des idées préconçues, ou en étant dérangés. On ne perçoit pas toutes les subtilités d’un texte. A la relecture, elles nous apparaissent. Hélas, on ne peut pas relire tous les livres ! On n’a déjà pas le temps de lire le cent-millième de ce qui paraît !

L'ironie apparaît dans Un garçon d'Italie avec le fait de faire parler Luca, un mort. Quel contraste entre Luca qui semble être indifférent à tout, à sa situation de mort et le désespoir d'Anna sa compagne, le choc de Léo, son amant. N'est-ce pas là un autre moyen pour Luca d'échapper aux choses de la vie, d'éviter les contraintes ? Il semble profiter de plein de choses mais que donne-t-il sincèrement en retour ?

Je voulais inverser les choses. Luca, le cadavre, est du côté de la vie, de la légèreté, de l’amour. Anna et Léo, les survivants, sont du côté de la mort, de la tristesse, du deuil.
Et oui, Luca est un être libre, insolent, égoïste. Pour autant, il aime sincèrement les deux. Sans discussion possible. Sans restriction. C’est un amoureux. C’est un funambule.

L'arrière saisonPourquoi dans vos romans aucune femme n'est heureuse en amour, alors que vous parlez si bien de cet état dans les relations entre hommes ? Je pense à Louise dans L'arrière-saison et à l'autre Louise dans Se résoudre aux adieux. Il y aussi à Isabelle (Les jours fragiles) qui ne le connaîtra jamais.

On peut présenter les choses autrement : dans mes romans, les femmes sont fortes et les hommes sont fragiles. Elles ont du courage, de la volonté, de l’allure tandis qu’ils sont faibles, lâches, friables.
Et puis la Louise de « L’arrière-saison » est un écrivain à succès que son ancien compagnon tente de reconquérir.
Celle de « Se résoudre aux adieux » va finalement s’en sortir.
Isabelle, je l’ai mentionné, est la vraie gagnante. Elle survit aux autres. C’est d’ailleurs elle qui fera connaître l’œuvre de son frère.
Il faut donc se méfier des apparences. Ce n’est pas parce que des personnages ressemblent à des victimes qu’ils en sont forcément. Il y a toujours plusieurs degrés de lecture.

Sans trahir de secrets, est-ce que vous travailler sur un nouveau roman ? En connaissez-vous déjà le sujet ou les personnages ?

Oui, je viens d’achever l’écriture d’un nouveau roman, qui paraîtra en janvier 2009. Mais je suis incapable d’en parler. D’abord par superstition. Ensuite, parce que c’est trop tôt. J’en sors à peine. Je n’ai pas le recul suffisant.

J'en ai terminé avec ces questions. Je vous remercie une fois encore de vous être prêté à ce jeu de questions-réponses. Et comme il est de tradition sur le Bibliblog, je vous laisse le mot de la fin.

« Lisez et il vous sera beaucoup pardonné ! ».

Interview de Philippe Besson - juin 2008 - Tous droits réservés Biblioblog

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