Bonjour J.M. Erre et merci de nous accorder un peu de votre temps pour cet entretien.
La première fois que je vous avais rencontré, c'était au printemps 2006 pour une signature à l'occasion de la sortie de votre premier roman Prenez soin du chien. Quel regard portez-vous sur les deux années écoulées ?

La réception très positive de Prenez soin du chien par les lecteurs et les critiques a été une véritable surprise et ne m’a apporté que des satisfactions. Le plus intéressant étant de découvrir dans les commentaires des lecteurs, sur les blogs par exemple, des choses auxquelles je n’avais pas du tout pensé en écrivant. C’est souvent très amusant, mais aussi éclairant : tout ce qu’on m’a dit depuis deux ans sur mon livre m’a permis de comprendre ce que j’avais voulu faire ! Mais ces deux années ont aussi été celles de l’écriture d’un deuxième roman, Made in China, qui est paru en mars dernier. Écriture beaucoup plus difficile que celle du premier roman fait dans l’insouciance, sans idée de publication. Tout à coup, la pensée que vous êtes attendu, que vous serez comparé à ce que vous avez écrit auparavant, change la donne. Même si, heureusement, le plaisir de l’écriture est resté intact.

C'est réellement la réaction des lecteurs qui vous a permis de comprendre ce que vous aviez écrit ?

Oui parce qu'en fait j'ai avancé sans but, sans plan. Je ne savais pas du tout où j'allais; je n'avais aucune idée de ce que je faisais; même la fin est venue très très tard, elle s'est imposée d'elle même à la fin. C'est pour ça que je dis que je l'ai moi-même découverte en l'écrivant, et quand on m'en a parlé ensuite... . En fait, on se rend compte en écrivant que l'on se voit comme dans un miroir. Mais ce sont les réactions des lecteurs qui vous permettent d'en prendre conscience. C'est assez surprenant.

L'écriture est donc une forme de psychothérapie ?

Oui, peut-être finalement puisque c'est le même type de procédé : on sort des choses de soi sans en avoir conscience et l'on s'étonne soi-même en fait.

Comment est née l'idée de ce Prenez soin du chienpremier roman ?

L’écriture de Prenez soin du chien est née d’un défi. Amateur de littérature policière, je voulais savoir si j’étais capable de construire une de ces intrigues où l’on ne découvre le coupable qu’à la dernière page. C’est parti d’un jeu avec moi-même et le plaisir que j’ai pris à l’écriture était le même que celui que j’avais en tant que lecteur. Je suis parti de la première phrase, de l’idée que deux personnes s’observent de part et d’autre d’une rue, sans savoir où j’allais et j’ai découvert au fur et à mesure l’intrigue en l’écrivant.

La forme du récit (roman choral) s'est-il immédiatement imposé ?

Dans les récits « à suspense », le point de vue du narrateur joue un rôle essentiel. C’est souvent dans les non-dits, les ellipses, les détails, que résident les indices. J’avais envie de composer un récit raconté par plusieurs narrateurs pour que le lecteur soit en permanence dans l’indécision : qui dit la vérité ? L’autre intérêt d’un roman choral, c’est de pouvoir faire parler différents personnages. Cela permet d’adopter des langages variés et d’aborder des genres divers (journal intime, lettre, feuilleton radio, roman érotique…) C’était une façon d’écrire très ludique pour moi, qui permettait en outre de donner du rythme au récit.

Dans Prenez soin du chien vous décrivez des relations de voisinages plutôt... étranges. Vos propres voisins ont-ils lu le roman et si oui, comment ont-ils réagi ?

Nous avons tous des voisins étranges. Ceux du roman sont peut-être un peu plus atteints que la moyenne, mais ça reste réaliste si on regarde bien autour de nous ! Je pense que c’est ce qui a intéressé les lecteurs de Prenez soin du chien : beaucoup ont reconnu leur propres relations de voisinage dans les immeubles que je décris. Mais comme chacun reconnaît le voisin et non lui-même, je n’ai pas eu de problème…

L'un des deux personnages principaux, Max Corneloup est romancier, ancien prof de lettres. Bien évidemment, on ne peut s'empêcher de faire le parallèle avec votre propre parcours. Est-ce effectivement le personnage le plus proche de vous ?

Vous voulez parler de ce personnage professionnellement en échec, sentimentalement déficient et qui écrase des chiens avec des cartons ? C’est vrai, c’est tout moi… ;-)

À un moment donné, vous lui faites dire « Je pourrais en faire le héros d'un prochain feuilleton. Le problème, c'est que si je raconte tout ça à la radio, on dira que j'exagère et que ce n'est pas crédible » Finalement, Corneloup ne vous sert-il pas d'alibi sur l'improbabilité de certains protagonistes et situations ?

La question de la crédibilité traverse tout le roman. Cela a été un souci constant pour moi car le paradoxe du roman, même fantaisiste, c’est qu’il doit être beaucoup plus logique que la vie elle-même. D’où l’épilogue du livre dans lequel le lecteur trouve une explication détaillée de tout ce qui s’est passé, comme à la fin des Agatha Christie ou des Sherlock Holmes. Alors peut-être Corneloup me sert-il d’alibi, en tout cas il mène une réflexion sur l’écriture qui est la mienne.

La fiction doit-elle donc toujours être vraisemblable ?

Il me semble qu'il faut toujours qu'il y ait une logique même dans un scénario qui est totalement barré et délirant, sinon on décroche complètement. Je dirais même que plus c'est délirant, plus il faut que cela reste crédible. D'ailleurs dans le second roman l'éditrice avait peur de ce manque de vraisemblance; le dosage est toujours très délicat. La première version de Made in China était encore plus délirante que celle qui a été éditée.

On sent un vrai plaisir décomplexé dans l'écriture et les clins d'œil sont fréquents (je pense à Jean d'Outretomb par exemple...). Vous êtes-vous amusé à écrire ce roman autant que nous à le lire, ou n'est-ce qu'une impression ?

Le plaisir d’écrire est pour moi le moteur principal. Mais il y a deux stades bien distincts dans mon travail d’écriture. Dans un premier temps, je m’amuse à inventer des personnages délirants et des situations burlesques. A ce stade, je ne m’interdis rien, je laisse l’imagination jouer son rôle et je la suis jusqu’au bout : c’est la phase la plus "agréable". Vient ensuite une étape beaucoup plus longue et laborieuse : la reprise de ce premier jet, le travail de coupe (je suis passé de 400 pages à 300 sur ce premier roman), de réécriture page par page, phrase par phrase, pour donner de la cohérence, de la fluidité, du rythme. Pour vous donner une idée, le premier jet m’a pris trois mois, la réécriture deux ans…

Savez-vous que Prenez soin du chien est maintenant étudié dans les lycées ? Cela vous étonne-t-il ?

Les programmes du lycée nous demandent (je suis moi-même professeur de français) de nous ouvrir à la littérature contemporaine. Prenez soin du chien présente l’intérêt d’être accessible pour les adolescents du point de vue de la langue tout en jouant sur différents niveaux de lecture qui peuvent être exploités en cours. Merci pour votre question qui me permet de faire ma publicité auprès de tous les profs de français connectés (je vais peut-être avoir une rente à vie grâce à l’Education Nationale ?)

Et vos propres élèves, ont-ils lu vos romans et vous en parlent-ils ?

Beaucoup d’élèves ont lu le roman, plusieurs m’ont même dit : « je n’ai lu aucun des livres du programme, mais j’ai lu le vôtre ». L’écrivain était content, le prof moins. Je m’applique à gérer au mieux cette schizophrénie. Surtout qu’après leur lecture plusieurs élèves ont émis des doutes sur ma santé mentale… Plus sérieusement, j’ai été surpris de constater que pour mes élèves, qui ne sont pour la plupart pas du tout des lecteurs, le livre restait un objet de fascination. Beaucoup ont aimé mon premier roman alors qu’ils ne lisent jamais, ce qui m’a conforté dans l’idée que certains d’adolescents disent « je n’aime pas lire » parce qu’en fait ils n’ont jamais croisé les livres qui pourraient leur plaire. A nous enseignants de leur offrir cette possibilité.

Près d'un an après la parution en grand format, l'édition au format poche lui a donné une seconde vie et les blogs s'en sont alors emparé. Il y a eu un vrai « buzz » autour du roman. Comment voyez-vous le phénomène des blogs ?

Je vais régulièrement sur les blogs pour y glaner des idées de lecture (et bien sûr pour surveiller ce qu’on dit de mes romans, afin de me venger si nécessaire). Je trouve ce phénomène très intéressant. D’abord, ça permet de constater avec plaisir que loin des discours catastrophistes sur l’état de la lecture en France, il y a de nombreux « gros lecteurs », passionnés et souvent jeunes. Ensuite, ça montre que le lecteur d’aujourd’hui est très ouvert et qu’il ne rejette a priori aucun genre : sur les blogs, la littérature au sens classique du terme côtoie de façon naturelle le polar, la BD ou les livres pour la jeunesse. Enfin, il me paraît très positif qu’à côté de la critique officielle de la presse se développe une vision de la lecture par les lecteurs eux-mêmes, c’est-à-dire par ceux qui achètent les livres. Une dernière chose, les blogs ont donné naissance à des communautés de lecteurs, à des échanges sincères et à de véritables amitiés, quoi de plus positif ?

À propos de cette édition en poche, je ne peux passer sous silence la question que tout le monde se pose : pourquoi une telle couverture ? Avez-vous votre mot à dire dans le choix des maquettes ?

Le choix de la couverture est de l’unique ressort de la maison d’édition. On ne me présente que le « produit fini » à titre purement informatif. Ainsi, je ne sais pas du tout pourquoi Points Seuil n’a pas repris la couverture originale pour l’édition de poche.

D'ailleurs, Buchet-Chastel ne vous a pas plus gâté avec la couverture du dernier roman Made in China.... Quelle a été votre réaction en la voyant, et pensez-vous qu'elle représente bien l'esprit de votre récit ?

Made in China Les avis sont très partagés sur la couverture de Made in China. Certains l’adorent, d’autres la détestent… D’une certaine façon, elle reflète l’esprit du roman qui a un parti pris très tranché dans le décalage et les excès narratifs.

Êtes-vous déjà allé en Chine et vous êtes vous servi de vos observations pour écrire votre roman ?

Je suis effectivement allé en Chine il y a deux ans pour adopter une petite fille. Et l'on rejoint l'idée de la psychothérapie... Made in China parle d'un enfant adopté qui part à la recherche de ses origines. Donc forcément, on s'aperçoit que les idées qui viennent sont rattachées à des inquiétudes, des choses qui nous touchent. Inconsciemment, je me suis projeté dans le futur : quand ma fille aura elle-même 25 ans elle-même, comment elle s'interrogera sur son passé? Et là encore, la fin m'a apporté des réponses que je n'avais pas avant d'entreprendre ce roman. Mais paradoxalement, quand je l'ai écrit, je n'avais pas du tout fait de rapprochement entre mon vécu et l'intrigue de Made in China. Ce n'est qu'après que je l'ai réalisé.
Par contre, le fait d'être allé en Chine n'a pas influencé le roman puisque je joue surtout sur des fantasmes et des clichés.

Sortir Made in China l'année des Jeux Olympiques, c'était voulu ou est-ce un hasard de calendrier ? ;-)

C’était prévu bien évidemment, de même que la référence à Claude François pour les trente ans de sa mort. En fait, j’emploie à plein temps un conseiller en marketing qui prévoit à l’avance les thèmes porteurs à aborder. Ainsi mon cinquième roman, qui sortira en 2014, mettra en scène les clones de Marguerite Duras et Louis de Funès (nés tout deux en 1914) dans les tranchées de Verdun. Pour cette année, mon seul regret, c’est de ne pas avoir réussi à intégrer à l’intrigue le quarantième anniversaire de mai 68. Je ne ferai plus de telles erreurs à l’avenir.

En début de roman, vous faites référence aux livres de conseils d'écritures. On pense bien évidemment au célèbre « Écriture » de Stephen King... L'avez-vous lu et que pensez-vous de ce type d'ouvrages ?

Je n’ai pas lu l’essai de Stephen King, ni aucun livre de conseils d’écriture. Mes deux récits traitent effectivement de cette question : comment écrire ? Je me suis amusé à citer une fausse « Bible de l’écrivain débutant », c’était une façon de me mettre à distance de ce que j’écris, de regarder tout ça d’un œil ironique. Et puis de dire qu’au fond, je suis moi-même en train d’apprendre à écrire en composant mes romans.

Vous vous moquez à de nombreuses reprises des « clichés » que l'on retrouve parfois en littérature. J'ai même détecté, entre autres, des extraits de poésies de Victor Hugo. Trouvez-vous que la littérature d'aujourd'hui soit trop sage ou attendue ?

J’aime beaucoup travailler sur les clichés littéraires, m’essayer au pastiche ou à la parodie. C’est une façon de créer une connivence avec le lecteur, de l’amener dans un univers culturel familier pour ensuite le déstabiliser par tout un jeu de décalages. Est-ce que la littérature d’aujourd’hui est sage et attendue ? Il me semble que la littérature est un champ si vaste qu’on y trouve tout ce qu’on veut pour peu qu’on prenne la peine de chercher… et c’est tout l’intérêt des blogs littéraires qui mettent souvent en avant des livres originaux dont on ne parle pas forcément dans la presse.

Dans ce second roman, vous vous amusez à interpeller régulièrement le lecteur ; à le balader, au sens propre comme au sens figuré. Vous usez-même parfois des techniques du « roman dont vous êtes le héros ». Ainsi, il arrive que le lecteur doive choisir entre plusieurs suites possibles. Étiez-vous amateur de ce genre de roman quand vous étiez adolescent ?

J’aimais bien les « livres dont vous êtes le héros » et plus généralement la « littérature de genre » qui joue souvent avec le lecteur et ses attentes. C’est par exemple le propre des récits à suspense. J’avais dès le début la volonté de rendre ce récit interactif pour impliquer le lecteur, le rendre acteur, le dérouter par rapport à ses repères, voire le piéger… C’est une façon aussi de créer un lien de proximité avec le lecteur et de lui permettre de s’approprier le roman.

Mais vous poussez le vice encore plus loin, puisque dès les premières pages, vous nous proposez d'aller lire le résumé préparé pour nous éviter de lire l'intégralité du roman. Ce qui est un véritable supplice pour le lecteur tiraillé entre son envie de se précipiter à la page 243 et celle de garder le mystère.... N'êtes-vous pas un peu sadique finalement ?

Le dénouement de Prenez soin du chien m’a valu une réputation persistante de sadique. Je pensais avoir réussi à gommer ça dans le deuxième roman, mais apparemment… Donc, il est peut-être temps que j’assume une bonne fois pour toute : oui, je suis sadique (et j’aime ça).

En fin de roman, vous proposez des bonus, comme on en trouve dans les dvd. Comment l'idée vous est-elle venue ?

Cela vient toujours de cette volonté de construire un roman ludique. Mais l’idée des bonus reflète aussi l’influence du cinéma dans mon écriture. Le cinéma est ma passion première, je me suis littéralement nourri de films pendant toute mon adolescence, et j’utilise les codes du 7ème art dans mon écriture : le montage alternée des séquences, la grande place accordée aux dialogues, la recherche d’effets très visuels, sans compter les clins d’œil à différents films ou acteurs. C’était d’ailleurs déjà le cas dans mon premier roman.

Avez-vous déjà été contacté pour une adaptation cinématographique de Prenez soin du chien ?

Non, non. Je ne sais pas si ce serait si facile à mettre en scène... Je me dis quand j'écris que c'est visuel, mais en fait je me demande si c'est si visuel que ça.. Dans mes récits, on est beaucoup dans la tête des protagonistes et le résultat est finalement plus littéraire que visuel. Je ne suis pas sûr que l'on puisse réduire ça à un scénario. Moi qui adore le cinéma, je me rends compte que je n'écris pas pour le cinéma.

Votre nom, J.M. Erre, crée un mystère et certains journalistes se demandent même si ce n'est pas le pseudonyme d'un écrivain plus connu. Cela vous amuse-t-il ?

Il est temps que je révèle la vérité au grand jour : en réalité, je m’appelle Romain Gary et j’attends mon troisième prix Goncourt. ;-)

Avez-vous des rituels d'écriture ?

Non, je n'ai pas de rituels d'écriture et heureusement d'ailleurs, parce qu'en travaillant et en ayant une famille je ne sais pas comment je ferais si je devais écrire dans des conditions très particulières. J'ai la chance de pouvoir m'y mettre à peu près n'importe quand d'autant que j'écris de courtes séquences (des morceaux de journaux, de lettres etc...). Je peux donc écrire une heure et passer à autre chose. Ce qui ne m'empêche pas ensuite de revenir dessus pour les retravailler. Tout se fait à l'ordinateur. Mes romans sont construits comme des puzzles qui s'emboîtent et je n'ai pas de plans pré-établis. Donc je peux écrire un passage du début puis un passage à la fin, et chercher comment connecter les deux. C'est vraiment un jeu de construction : à la fin il faut que ça tienne debout.

Quels sont les auteurs que vous affectionnez en tant que lecteur ?

Il y a un roman qui me fait vraiment rire dans l'écriture c'est Les femmes qui tombent de Pierre Desproges. Sinon, je lis beaucoup de romans anglo-saxons comme ceux de Tom Sharpe, David Lodge, ou La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Ceux-là font vraiment parie des romans que j'affectionne. Après je lis beaucoup de littérature de genre (polars, science-fiction). Je connais par contre très très peu la littérature française actuelle, elle ne m'attire pas beaucoup. Aujourd'hui, on met beaucoup en avant les personnalités, de fait certains lecteurs s'intéressent plus aux écrivains qu'aux romans.

Préparez-vous déjà le roman suivant et pouvez-vous nous en dire déjà quelques mots ?

Je suis en train d’écrire un troisième roman, mais je ne vous dirais rien, sauf sous la torture (car je suis très douillet).

Interview de J.M. Erre - juillet 2008 - Tous droits réservés Biblioblog

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