Le cœur cousu de Carole Martinez est l'histoire d'une famille assez particulière, les Carasco, vivant au fin fond de l'Espagne de la fin du XIXème siècle. Frasquita, une mère au don de couturière, un peu magicienne ou même sorcière aux dires des jalouses du village. Elle sera jouée et perdue par son mari, totalement obsédé par son coq rouge qu'il entraîne aux combats. Rejetée par le village pour l'adultère avec l'homme au parfum d'olives qui l'a gagnée, elle se voit condamnée à l'errance à travers le pays, une révolte de paysans, jusqu'à la mer.... Elle se posera finalement sur l'autre rive avec sa ribambelle de gamins tous dotés eux aussi de dons surnaturels.

Une succession de contes, de fables... où la frontière entre le réel et l'imaginaire est aussi fine de la plus fine des soies. Chacun des personnages de cette histoire mériterait bien un roman à lui tout seul. On y trouve un homme qui sent le parfum de ses oliviers et un ogre (je vous certifie que vous aurez vraiment peur), un révolutionnaire, une femme-enfant solaire, une autre qui donne la mort avec ses baisers, deux femmes qui aident (comprenez des sages-femmes) la Maria et la Blanca, merveilleuses d'humanité..... Cela parle d'une mère et de ses enfants, des filles, de la transmission de secrets, de prières, de croyances et de superstitions, d'une boite magique mystérieuse, d'amour et de douleurs, de beauté, de peurs, de la passion du jeu, d'une fratrie extraordinaire.

L'écriture est parfaite pour ce conte, puissante, touchante, poétique, riche en sensations. Tous les sens sont sollicités lors de cette lecture. L'auteur s'amuse avec fougue et nous entraîne avec elle. Elle use avec grand talent de sa palette immense de sentiments, de couleurs. C'est très riche sans être écrasant. C'est mousseux à souhait. Évasion totale garantie et des surprises à toutes les pages. Savoir qu'en plus il s'agit là d'un premier roman, c'est époustouflant. Le seul reproche que l'on pourrait objecter à tout ceci : que cela soit trop court. J'aurai tant aimé que le feu d'artifices dure un peu plus longtemps.

Du même auteur : Du domaine des murmures

Dédale

Extrait :

Commença alors pour ma mère la période des fils de couleurs.
Ils avaient fait irruption dans sa vie, modifiant le regard qu'elle portait sur le monde.
Elle fit le compte : le laurier-rose, la fleur de la passion, la chair des figues, les oranges, les citrons, la terre ocre de l'oliveraie, le bleu du ciel, les crépuscules, l'étole du curé, la robe de la Madone, les images pieuses, les verts poussiéreux des arbres du pays et quelques insaisissables papillons avaient été jusque-là les seuls ingrédients colorés de son quotidien. Il y avait tant de bobines, tant de couleurs dans cette boîte qu'il lui semblait impossible qu'il existât assez de mots pour les qualifier. De nombreuses teintes lui étaient totalement inconnues comme ce fil si brillant qu'il lui paraissait fait de lumière. Elle s'étonnait de voir le bleu devenir vert sans qu'elle y prenne garde, l'orange tourner au rouge, le rose au violet.
Bleu, certes, mais quel bleu ? Le bleu du ciel d'été à midi, le bleu sourd de ce même ciel quelques heures plus tard, le bleu sombre de la nuit avant qu'elle ne soit noire, le bleu passé, si doux, de la robe de la Madone, et tous ces bleus inconnus, étrangers au monde, métissés, plus ou moins mêlés de vert ou de rouge.
Qu'attendait-on d'elle ? Que devait-elle faire de cette nouvelle palette qu'une voix mystérieuse lui avait offerte dans la nuit ?
Bombarder de couleurs le village étouffé par l'hiver. Broder à même la terre gelée des fleurs multicolores. Inonder le ciel vide d'oiseaux bigarrés. Barioler les maisons, rosir les joues olivâtres de la mère et ses lèvres tannées. Elle n'aurait jamais assez de fil, assez de vie, pour mener à bien un tel projet.
Elle se rabattit donc sur l'intérieur de la maison.

Le cœur cousu
Éditions Gallimard nrf - 428 pages