Je vous le dis de suite. Il est impossible de raconter même de résumer l'histoire présentée dans Daphné disparue, tant elle est complexe, pire qu'un noeud gordien. Il faut s'accrocher tant les idées et les sujets d'interrogations fusent à chaque chapitre voire paragraphe. Tout est imagination limite retors.

Deux mots tout de même de l'histoire. Pour une fois, la quatrième de couverture donne une assez bonne idée du roman que l'on va lire. En voici un petit bout pour vous allécher un peu :

« Je suis tombé amoureux d'une femme inconnue » :romancier à succès, Juan Cabo ne dispose que de ces quelques mots pour reconstruire son identité. Il les a couché sur un carnet avant l'accident qui lui a coûté la mémoire. Mais l'inconnue est-elle une créature réelle ou de fiction ? »

Comme toujours, J.C. Somoza joue avec les frontières, les limites entre la réalité et l'imagination, à brouiller les pistes. Il se joue des concepts les plus compliqués. C'est excellemment, intelligemment bien construit, écrit et réfléchi, cohérent toujours. Tout est fait pour que le lecteur ne s'y perde pas trop. En lisant la première ligne, vous entrez dans un labyrinthe. Et telle une petite souris, Somoza vous guidera vers la sortie. L'auteur vous mènera par le bout du nez. Vous le savez et vous jouez le jeu. C'est machiavélique, je vous le dis !! Mais quel régal !! Une lecture des plus jubilatoires.

Dans Clara et la pénombre, l'auteur abordait la question de l'Art. Dans La dame n° 13, la magie, la sorcellerie, les frayeurs de toutes sortes étaient à l'honneur. Avec Daphné, Somoza traite de la littérature, de l'écriture.

Dans cette histoire, moult questions sont étudiées. Il me semble même que cet ouvrage pourrait servir de support pour un cours de philosophie tant les réflexions que l'auteur aborde sont pertinentes. Somoza s'interroge, avec une pointe d'humour sarcastique, avec l'écrivain Juan Cabo, son personnage principal. Il en profite pour étudier le petit monde de la littérature, de l'édition. Qu'est-ce qu'un écrivain à l'heure actuelle où tout le monde écrit ? A quoi sert la littérature ? Cette littérature n'est-elle pas au fond que « l'alibi pour le mensonge » ? La littérature, la vraie ne consiste-t-elle pas à duper ? La littérature a-t-elle une réelle utilité ? Est-ce qu'écrire sert à quelque chose ? Quel est de nos jours le rôle de l'éditeur, dans un monde où tout est devenu mercantile, où le volume des ventes compte plus que la réelle qualité du livre présenté sur les rayons ? Quelle force probante peut-on donner à un écrit, voire même à la parole d'un écrivain ?
Il pose aussi la question de l'inspiration. La muse qui joue des tours, et qui – fallait vraiment y penser – est une professionnelle aux services d'écrivains qui en manque.

L'usage de la narration fait que l'on est avec Juan Cabo dans l'enquête qu'il mène après son accident de voiture. La recherche de sa mémoire, la recherche de la belle femme vue le soir de son accident. En même temps, le lecteur est à l'extérieur de ce monde littéraire où tout le monde se veut, se dit écrivain. Mais quelle différence peut-on faire entre un concierge et un écrivain ? Est-ce que les deux ne sont pas en train de tout regarder « comme un serpent sans ciller » et à raconter aux autres ce qu'il voyait. L'important est d'écrire, pas de fouiner. J.C. Somoza donne là vraiment à réfléchir.
Telles sont les principales questions que soulève Somoza. Je vous en passe bien d'autres. C'est pour moi la cerise sur un excellent gâteau.

Vous l'aurez compris. J'ai adoré cette lecture. Mon seul regret est bien évidemment d'avoir terminé ce livre. J'ai hâte d'en lire encore un autre de cette même veine, de cette qualité. Voilà ce que j'appelle de la littérature ! De la Vraie Littérature !

Du même auteur :La dame n° 13, Clara et la pénombre, La théorie des cordes, Le détail, La bouche, La clé de l'abîme, L'appât

Dédale

Extrait :

- Mes chers amis, disait-il, permettez-moi de devenir prophète l'espace d'un instant. Le nouveau millénaire est sur le point de commencer, et j'aimerais vous expliquer ce que sera je crois l'avenir de notre enfant gâté, le roman.
Son discours fut aussi étrange et majestueux que lui-même. Il commença en disant que le romand du passé avait appartenu au protagoniste, au héros, au Quichotte et à Anna Karénine. Il appartenait présentement à l'auteur. Aujourd'hui, on ne parlait pas tant de personnages que d'écrivains célèbres. Mais le roman du futur franchirait une étape supplémentaire. Le monde était cristallisé en un labyrinthe ; la réalité était complexe, diffuse, inabordable... Qui pouvait penser que ces grandes figures qui nous accompagnaient aujourd'hui – il parlait des écrivains de l'histoire, des pantins déguisés qui s'étaient réunis derrière lui comme une cohorte de cadavres attentifs – allaient continuer à cimenter la littérature de l'avenir ? Non : le nouveau millénaire serait trop abscons, chaotique et mathématique pour la compréhension d'un seul homme. Le roman de l'avenir appartiendra à l'Editeur. Comme ça, avec une majuscule ; Editeur. Mais ne nous leurrons pas, affirmait-il : pas à l'éditeur en tant que créateur, mais en tant « qu'organisateur ». Etudes de marché, conception informatique, publicité... Tout cela sera le véritable roman – en fait, c'était déjà le cas, dans une large mesure -, et la responsabilité de coordonner cet immense travail retomberait sur l'éditeur. La littérature reviendrait à ses lointaines origines : elle redeviendrait anonyme, « non par le travail d'une seule personne mais de plusieurs ».


Éditions Actes Sud - 218 pages