Ce roman de Chitra Banerjee Divakaruni est une version de l'épopée indienne du Mahâbhârata, racontée par le principal personnage féminin : Panchaali, la princesse du royaume Panchala. Le bandeau du livre mettait cette caractéristique en avant, puisqu'il se lisait Panchaali's Mahabharat. Comme je n'arrive pas à l'appeler autrement, je l'appellerai Draupadi, nom qui est dérivé de celui de son père Drupada.

Ainsi, la narratrice du roman est Draupadi. Elle raconte sa vie de sa naissance à sa mort. Elle nait avec son frère Dhri du feu du sacrifice célébré par son père pour obtenir un fils capable de tuer Drona, son pire ennemi. De Draupadi, les voix célestes annoncent qu'elle changera le monde. N'ignorant pas les oracles les concernant, les deux enfants grandissent dans le triste palais de Drupada. Hormis auprès de son frère et de l'énigmatique Krishna qui vient occasionnellement à la cour, elle ne trouve guère de réconfort.

Lors de la cérémonie devant décider du nom de son mari, elle humilie un prétendant, Karna, en lui demandant le nom de son père, ce qui est très embarassant pour lui, puisqu'il a été élevé par un cocher et donc indigne de prétendre à ce mariage royal. Cette acte hantera Draupadi jusqu'à la fin ; cette culpabilité se transformera même en amour. Déguisé en brâhmane, Arjun, que l'on croit mort, remporte l'épreuve et obtient la main de Draupadi. Une période de tensions va naître entre Draupadi et Kunti, la mère d'Arjun, quand une parole qu'elle va prononcer par inadvertance conduit Draupadi à épouser non seulement Arjun, mais aussi ses quatre frères, Yudhishtir, Bheem, Nakul et Sahadeva. À eux cinq, ils constituent les Pandava.

Le royaume des Pandava va prospérer et Maya, l'architecte des dieux, va même leur construire un extraordinaire palais. C'est le Palais des illusions, qui donne son titre au roman. La magie qui semble y régner attire la jalousie. Ce palais, ainsi que son royaume, Yudhishtir va le perdre lors de parties de dés aux enjeux extravagants ! Duryodhana, à la tête des Kaurava, les cousins ennemis des Pandava, triomphe et Draupadi est humiliée par ses amis, y compris Karna. Les Pandava et leur épouse sont contraints à un exil dans la forêt de douze ans et après cet exil, ils devront encore réussir à rester incognito pendant un an. Plus tard, Pandava et Kaurava pourront se combattre dans la grande guerre du Kurukshetra.

Rarement un roman ne m'a fait éprouver des sentiments aussi antagonistes à son égard. Pour pouvoir vous faire part de mes impressions et de mon point de vue, il m'a semblé utile de rédiger un résumé de l'épopée, fruit de lectures antérieures, pour aller plus loin que la petite description de la situation romanesque que je viens de faire plus haut.

Tout d'abord, je voudrais dire que ce roman est très bien écrit et bien construit. L'auteure connaît parfaitement les légendes qu'elle adapte et s'est manifestement documentée pour écrire son roman. Ayant oublié certaines des légendes ou anecdotes dont l'épopée fourmille, j'ai parfois été surpris par ce que je lisais, mais presqu'à chaque fois, en me reportant à la version française de Madeleine Biardeau, j'ai pu vérifier que la romancière avait relaté des faits authentiques, si j'ose ainsi qualifier des faits épiques. L'allusion plus ou moins explicite est utilisée avec une grande justesse pour évoquer les qualités et détails caractéristiques de nombreux personnages. J'ai vraiment eu l'impression de côtoyer les personnages que j'avais laissés en refermant d'autres éditions de qualité du Mahâbhârata. Bref, je pense que la lecture de ce roman est une bien plaisante façon de découvrir l'épopée. Bien sûr, l'épopée n'étant pas centrée sur Draupadi, l'auteure a dû utiliser son imagination pour combler les trous, notamment dans les chapitres racontant l'enfance de l'héroïne.

Le tableau que je brosse de ce livre ne serait que louanges si l'auteure n'avait pas trahi l'épopée en prêtant des sentiments à Draupadi qui ne lui siéent point. Dans l'épopée, si la plupart des personnages accomplissent leur devoir (dharma) consciencieusement, avec Krishna, Draupadi est un des rares personnages ayant une certaine liberté, une indépendance d'esprit par rapport aux situations qui les oppriment. On s'attend à ce qu'elle réagisse avec force et qu'elle n'en pense pas moins dans les situations-clefs, comme lorsqu'elle humilie Karna, qu'elle se marie aux Pandava, qu'elle est elle-même humiliée, quand le lubrique Kichaka la menace, quand ses enfants meurent, etc. Mais non, dans ce roman, Draupadi paraît bien faible. Certes, parfois, ses pensées en font momentanément un personnage fort, mais ses opinions changeantes ternissent le portrait.

Les situations que je viens d'évoquer eussent largement permis à Draupadi d'exprimer son caractère de grande héroïne. Il est dommage que cela n'ait pas été aussi bien utilisé que je l'eusse voulu. C'est regrettable, mais passe encore, comme je l'ai dit, il reste malgré tout une très agréable narration de l'épopée. Mais enfin, pourquoi donc faire de Draupadi une amoureuse de Karna ! S'il n'y avait que çà et là une allusion à ses regrets de l'avoir humilié, cela irait encore, mais dans ce roman, à chaque fois que l'auteure semble en perte d'inspiration, elle glisse une allusion à Karna, faisant imaginer à Draupadi la vision des beaux yeux de Karna. On croit que le comble est atteint quand on découvre que Karna, lui aussi, aime secrètement Draupadi, mais le pire est à venir... Ce sentiment de Draupadi à l'égard de Karna saupoudre le roman d'un peu de sentimentalisme, affadissant le caractère de Draupadi. Le gros reproche que je fais à ce roman est d'avoir monté cette idylle Draupadi-Karna. Des recherches Google m'apprennent qu'elle n'est pas la première à y avoir pensé, mais je crois pouvoir dire que ceci ne transpirait absolument pas dans l'épopée.

Quelques autres retouches à la légende, quoique plus mineures que celle que je viens de relever, m'ont parfois déçu. Les critiques qu'elles m'inspirent, peut-être davantage que la précédente, paraîtront sans doute être celles d'un rigoriste inflexible, mais tant pis pour moi. Comme je le dis plus haut, l'auteure connaît bien le matériau initial. Quand elle l'altère, c'est en pleine connaissance ce cause. Il est manifeste qu'elle le fait pour ajouter plus de tension romanesque à son histoire, quitte à tromper un peu le lecteur. Par exemple, le personnage de Krishna est présenté uniquement sous ses côtés les plus charmeurs. Son influence sur les Pandava pour qu'ils utilisent parfois des techniques déloyales est presque gommée. Son rôle actif dans l'anéantissement de son propre peuple dans le combat aux massues de fers est nié. Curieusement, son rôle dans la naissance de Pariksit est modifié de façon à ce qu'elle passe pour un événement heureux.

À la fin du roman, les mentalités et les actes des personnages m'ont paru bien anachroniques. Draupadi organise des œuvres caritatives en faveur des femmes et devient quasiment une féministe. Le tableau de la condition des femmes aurait été intéressant s'il n'avait pas été aussi caricatural. Ainsi, à la fin de la guerre, de nombreuses femmes tentent de se jeter sur le bûcher funéraire de leur mari pour devenir satî alors que dans l'épopée, cette situation est exceptionnelle : elle n'est mentionnée à ma connaissance que pour Madri, la deuxième épouse de Pandu.

Faire raconter le Mahâbhârata par un personnage qui n'est pas souvent sur la scène n'est pas chose aisée. L'auteure utilise bien la possibilité de faire répéter par Draupadi des confidences que lui ont faites d'autres personnages. Elle peut raconter sa propre naissance, ainsi que des événements importants liés à d'autres personnages. En ce qui concerne la guerre, comme seuls les hommes sont sur le champ de bataille, il eût peut-être été un peu répétitif de faire parler un des guerriers à la fin des combats de la journée : cela aurait introduit une certaine distance entre le narrateur et les événements. L'auteure a imaginé un audacieux stratagème : donner à Draupadi un super-pouvoir lui permettant de voir les combats comme si elle y était, rentrant même dans la tête des personnages. Le procédé m'a paru quelque peu grossier, d'autant plus qu'il n'est pas très original : dans le Mahâbhârata, Sanjay, le héraut de Dhritarashtra se voit donner un tel pouvoir afin de rendre compte des combats à son maître aveugle. Ce qui est drôle, c'est que la très moderne Draupadi compare son don à l'utilisation d'un télescope !

Il est évident que j'ai été déçu par certains aspects du livre, mais je n'aurais pas pris autant de temps pour écrire une critique d'un livre que j'aurais considéré comme médiocre. J'ai apprécié de lire ce roman, qui comporte de superbes chapitres, comme celui qui met en scène le duel Arjun-Karna. Même si je ne les ai pas redécouverts exactement tels que j'aurais voulu les voir, j'ai aimé retrouver ces personnages et ai pris le temps de savourer ce plaisir en espaçant les moments de lecture, comme si je lisais un feuilleton.

Joël

Extrait :

« C'est déjà fini ? me demanda Dhai Ma. Il n'avait pas grand-chose à te raconter, on dirait.
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien, à peine entrée te voilà sortie. Enfin, ça me rassure. » Elle baissa la voix en me tirant vers le chariot qui nous attendait. « Ces sages et leur sorcellerie... on ne sait jamais ce qu'ils pourraient faire à une jeune vierge. »

Le temps avait-il pris un rythme différent à l'intérieur du cercle du sage ? Je grimpai dans le chariot, trop préoccupée pour en sentir les cahots. Je jetai un œil à travers le verger de banians une dernière fois. La lumière déclinante me jouait des tours : j'eus l'impression de voir deux silhouettes assises dans le cercle. L'une d'elles était celle du sage. L'autre, eh bien... il me sembla lui voir une tête d'éléphant ! Le chariot démarra dans une embardée avant que je puisse la montrer à ma nourrice.

« Qu'a-t-il dit ? » Dhai Ma était rongée par la curiosité. « Rien de mauvais, j'espère. Tu as l'air si sérieuse. Je savais que toute cette chaleur ne serait pas bonne pour toi ! Rappelle-moi de t'acheter de l'eau de noix de coco verte quand nous traverserons le bazar. »

Je ne pouvais pas tout lui dire, mais il fallait que je lui donne de quoi apaiser sa curiosité.
« Il m'a prédit cinq maris, lui dis-je finalement.
— Cinq maris ! » Elle se frappa le front de dégoût. « Maintenant j'en suis sûre, c'est un charlatan ! Je n'ai jamais, de toute ma vie entendu parler d'une femme avec plus d'un mari ! Tu sais comment nos shastras appellent les femmes qui ont connu plus d'un homme, tu le sais ? Mais personne ne trouve rien à redire au fait que les hommes couchant avec des femmes différentes chaque jour de la semaine ! Peux-tu imaginer le roi ton père, honnête comme il est, accepter une chose aussi scandaleuse ? »

Je souhaitais qu'elle ait raison. Si cette partie se révélait fausse, le reste le serait peut-être aussi.

[...]

Maya se surpassa. Il magnifia au centuple ce que mes époux avaient demandé, et surtout, ajouta une patine de magie dans tout le palais. Les choses changeaient constamment et rendaient l'endroit différent tous les jours, même pour nous qui y vivions. Il y avait des couloirs éclairés par les reflets de pierres précieuses et, des murs de salles de réunion couverts d'arbres en fleurs à tel point que même pendant les conseils, les hommes se seraient crus allongés dans un jardin. Il y avait dans presque toutes les chambres un bassin d'eau parfumée. Mais toute cette magie n'était pas sans conséquences. Combien de fois, avant de nous être habitués à regarder les choses sous un angle différent, nous sommes nous cognés contre des murs de cristal si fin qu'il en devenait transparent, ou avons-nous vainement essayé d'ouvrir des fenêtres peintes en trompe-l'œil ! Ou bien nous tombions dans des bassins dissimulés sous l'apparence de marbrures sur le sol et nos luxueuses tenues de cour étaient complètement gâtées. Dans ces moments-là, il me semblait entendre le rire moqueur de Maya. Mais cela ne faisait qu'ajouter à l'allure de notre palais qui ne ressemblait à aucun autre.


Picador India pour l'édition indienne, 360 pages ; Picquier pour la traduction de l'anglais de Mélanie Basnel, 459 pages.