Dans “l’Enfant Multiple”, Omar-Jo, orphelin de guerre, a perdu un bras lors d’un attentat et se retrouve hébergé par des cousins loin des siens et de sa terre. Mais ce livre est tout sauf dramatique. Andrée Chédid jongle sans cesse, comme son jeune héros, entre la gravité et la légèreté. Omar-Jo évolue au milieu d’adultes perdus à qui il va redonner la joie de vivre. La lecture de ce roman devrait être obligatoire pour tous les pessimistes, rabat-joie et autres pollueurs d’espoir. Merci encore Madame Chédid, grande conteuse parmi les conteuses, de nous faire partager la vie de vos personnages.

Laurence

Extraits :

A quel dogme, à quelle croyance, à quelle société, appartenait cet étrange enfant qu'il comptait faire le sien?
— De quelle religion es-tu, petit?
— De celle de Dieu, répliqua l'enfant.
— Qu'est-ce que tu veux dire?
— De celle de nia mère et de celle de mon père... De toutes les autres, si je les connaissais.
Rosie rompit son silence :
— Tu sais bien que la vraie religion...
— Si Dieu existe... reprit l'enfant.
— Si Dieu existe! s'effara Antoine qui n'accomplissait aucun de ses devoirs religieux, mais que le statut de chrétien, fils de l'Eglise romaine, rassurait.
— Si Dieu existe, reprit tranquillement l'enfant, Il nous aime tous. Il a créé le monde, l'univers et les hommes. Il écoute toutes nos voix.

Lorsqu'il sentait son public avec lui, applaudissant et riant de ses loufoqueries, Omar-Jo changeait brusquement de répertoire.
D'abord, il faisait taire la musique ; ses pitreries se fracassaient contre un mur invisible. Ensuite, il laissait un silence opaque planer au-dessus des spectateurs.
D'un seul geste, il arrachait alors les rubans ou les feuillages qui dissimulaient son moignon. Puis, il présentait celui-ci au public, dans toute sa crudité.
Il ôtait son faux nez. En se frottant avec un pan de sa chemise, il se débarbouillait de son maquillage. Sa face apparaissait d'une pâleur extrême ; enfoncés dans leurs orbites, ses yeux étaient d'un noir infini.
Il s'était également dépouillé de ses déguisements qui s'entassaient à ses pieds. Il les piétina avant de grimper sur leurs dépouilles comme sur un monticule, d'où il se remit à parler.

Ce furent d'autres paroles.
Elles s'élevaient du tréfonds, extirpant Omar-Jo de l'ambiance qu'il avait lui-même créée. Oubliant ses jongle-ries, il laissait monter cette voix du dedans. Cette voix âpre, cette voix nue qui, pour l'instant, recouvrait toutes ses autres voix.
L'enfant multiple n'était plus là pour divertir. Il était là aussi pour évoquer d'autres images. Toutes ces doulou¬reuses images qui peuplent le monde.
Mené par sa voix, Omar-Jo évoque sa ville récemment quittée. Elle s'insinue dans ses muscles, s'infiltre dans les battements du coeur, freine le voyage du sang. Il la voit, il la touche, cette cité lointaine. Il la compare à celle-ci, où l'on peut, librement, aller, venir, respirer ! Celle-ci, déjà sienne, déjà tendrement aimée.
Ici, les arbres escortent les avenues, entourent les places. De robustes bâtiments font revivre les siècles disparus, d'autres préfigurent l'avenir. Une population diversifiée flâne ou se hâte. Malgré problèmes et soucis, ils vivent en paix. En paix!
Là-bas les îlots en ruine se multiplient, des arbres déra¬cinés pourrissent au fond de crevasses, les murs sont criblés de balles, les voitures éclatent, les immeubles s'écroulent. D'un côté comme de l'autre de cette cité en miettes, on brade les humains!
Omar-Jo se déchaîne, ses paroles flambent. Omar-Jo ne joue plus. Il contemple le monde, et ce qu'il en sait déjà! Ses appels s'amplifient, il ne parle pas seulement pour les siens. Tous les malheurs de la terre se ruent sur ce Manège.
Tout s'est immobilisé. Les chevaux ont terminé leur ronde. Le public écoute, pétrifié.
Maxime, perplexe, n'ose pas faire taire l'étrange enfant.
Après ces cris d'angoisse, il ne reste d'autre issue que de renouer avec la vie.
Omar-Jo ressort de sa poche son vieil harmonica et, retrouvant son souffle, il en tire, une fois de plus, des sons mélodiques et vivaces.


Editions Librio – 155 pages

Du même auteur : Lucy la femme verticale et L'artiste