Je viens de le relire pour la troisième fois et j’ai pris autant de plaisir, si ce n’est plus, qu’aux premières lectures.
Il y a tout d’abord l’écriture de Jean Ray, si propre à nous faire voyager dans les labyrinthes inexplorés de l’angoisse. Ses descriptions, brèves mais si bien ciselées, prennent vie et sortent des pages du livre pour se matérialiser face à vous ; tels le Golem, les personnages et Malpertuis, la maison maudite, envahissent l’espace où vous vous trouvez. En parlant de “Malpertuis”, on peut évoquer ses pouvoirs maléfiques et poétiques qui font que vous ne lisez pas simplement une bonne intrigue.
L’intrigue, justement, qu’en est-il ? Le grand Oncle Cassave, sur le point de mourir, convoque un certain nombre de personnes à son chevet et fait lecture de son testament : tous recevront une rente annuelle exorbitante à la condition qu’ils ne quittent pas Malpertuis. Le dernier survivant touchera la totalité de l’héritage.
Mais quels secrets se cachent dans cette maison « qui sue la morgue des grands qui l’habitent et la terreur de ceux qui la frôle », et qui sont réellement ses habitants ? Jean Ray, tel un chaman, mêle avec génie la mythologie, la lycanthropie, les Roses-Croix et le thème de la maison maudite, sans que le lecteur ait la sensation d’une indigestion. Ici, les fils sont invisibles et on se laisse emporter comme un débutant. Et quand dans les dernières pages, l’écheveau se démêle, on reste soufflé devant cette logique implacable.

Laurence

Extrait :

Le notaire se pencha sur ses papiers et prononça lentement un chiffre. C'était si énorme, si formidable, si fantastique, que le vertige s'empara un moment de tous les esprits.
Ce fut tante Sylvie qui rompit le charme du nombre d'or, en s'écriant :
- Charles, tu démissionneras !
- Bien entendu ! ricana l'oncle Cassave. Il ne pourrait faire autrement.
- Cette fortune, déclara le notaire, ne sera pas, partagée.
Un murmure de déception terrifiée s'éleva, mais le notaire y coupa court en continuant :
- Quand Quentin-Moretus Cassave sera, décédé, tout le monde ici présent, sous peine de se voir exclure immédiatement de l'héritage et de perdre tout avantage à venir, habitera et continuera de vivre sous ce toit.
- Mais nous avons une maison, notre propriété ! gémit Eléonore Cormélon.
- Ne m'interrompez pas, dit sévèrement le notaire. Ils y vivront jusqu'à leur mort, mais chacun touchera une rente annuelle, donc viagère, de...
Ce fut de nouveau un chiffre prodigieux qui tomba des lèvres minces de l'officier ministériel.
- On vendra la maison, entendis-je marmotter l'aînée des dames Cormélon.
- Tous y auront droit au gîte et au couvert, pour lesquels le testateur exige la perfection. Les époux Griboin, tout en ayant les mêmes avantages que les autres, resteront des serviteurs et ne l'oublieront jamais.
Le notaire fit une pause.
- Il ne sera apporté à la maison Malpertuis aucun changement et au dernier vivant sera dévolue la fortune entière.
Le magasin de couleurs sera traité comme la maison même et Mathias Krook en restera le commis, ses gages triplés et maintenus à vie. Seul le dernier vivant sera en droit de fermer ledit magasin.
Eisengott, qui n'aura aucun avantage, à qui rien n'échoit, et qui ne voudrait rien, sera témoin de la parfaite exécution de ces volontés.

Le notaire prit le dernier feuillet du dossier.
- Il y a un codicille : Si les deux derniers sur-vivants sont un homme et une femme, le couple Dideloo en est de fait écarté, ils deviendront mari et femme, et la fortune leur reviendra à parts égales.
Un silence plana, les esprits n'étant pas encore de plain-pied avec l'événement.
- Ainsi je l'ai voulu ! dit l'oncle Cassave d'une voix forte.
- Ainsi il en sera ! répondit gravement le som¬bre Eisengott.
- Signez ! ordonna le notaire Schamp.

couverture
In « Œuvres Choisies » Jean Ray – Éditions La Renaissance du Livre