Le roman devait au départ se diviser en 5 parties : Tempête en juin – Dolce – Captivité – Batailles et Paix.
Malheureusement l’Histoire rattrapera l’auteure qui n’aura le temps d’en écrire que deux. Suite Française regroupe donc les deux premières parties du roman dont rêvait Irène Némirovsky, suivies de ses notes et de correspondances.
Dans Tempête en juin, Irène décrit l’exode de juin 1940 à travers le destin de personnages très divers, de l’aristocratie au « petit peuple ». A travers la narration omnisciente, Irène Némirovsky pénètre dans les pensées de ses créatures et nous décrit les cheminements tortueux et les errements de cette époque. Le lecteur est saisi devant tant de réalisme et de recul. J’ai dû plusieurs fois me remettre en mémoire que ces passages n’ont été écrits qu’un an après ces événements.
Dans Dolce, le récit s’installe dans un village français occupé par une garnison de soldats allemands. Là encore, l’auteure s’attarde sur les relations troubles qui s’installaient entre vaincus et vainqueurs.
J’ai pris un réel plaisir à lire ce livre et je ne m’attendais sincèrement pas à être autant captivée par les notes d’Irène Némirovsky. Cette dernière partie est surprenante. Elle nous permet de comprendre le cheminement de la création de cet ouvrage, de percevoir ce qu’il aurait été s’il avait pu être achevé. Malheureusement Irène Némirovsky sera déportée le 13 juillet 1942 et tuée le 17 août 1942.

Laurence

Extraits :

Tempête en juin
Maurice et Jeanne Michaud marchaient l'un derrière l'autre sur la large chaussée bordée de peupliers. Ils étaient entourés, précédés, suivis de fuyards. Lorsqu'ils arrivaient sur une de ces hauteurs légères qui coupaient les routes de place en place, ils voyaient jusqu'à l'horizon, aussi loin que pouvait porter leur regard, une multitude confuse traînant les pieds dans la poussière. Les plus fortunés possédaient une brouette, une voiture d'enfant, un chariot fait de quatre planches montées sur des roues grossières qui portaient leurs bagages, étaient courbés sous le poids de sacs, de hardes, d'enfants endormis. Ceux-là étaient les pauvres, les malchanceux, les faibles, ceux qui ne savent pas se débrouiller, ceux que l'on repousse partout au dernier rang, et quelques timorés aussi, quelques avares qui avaient reculé jusqu'au dernier instant devant le prix du billet, les dépenses et les risques du voyage. Mais brusquement la panique les avait saisis comme les autres. Ils ne savaient pas pourquoi ils fuyaient : la France entière était en flammes, le danger partout. Ils ne savaient certainement pas où ils allaient. Quand ils se laissaient tomber sur le sol, ils disaient qu'ils ne se relèveraient plus, qu'ils crèveraient là, que mourir pour mourir, autant valait rester tranquille. Ils étaient les premiers debout lorsqu'un avion approchait. Il y avait entre eux de la pitié, de la charité, cette sympathie active et vigilante que les gens du peuple ne témoignent qu'aux leurs, qu'aux pauvres, et encore, en des périodes exceptionnelles de peur et de misère.

Dolce
Elle se força à imaginer son mari, séparé d'elle depuis un an, tel qu'il devait être devenu, souffrant, rongé de regrets (mais regrettait-il sa femme ou la modiste de Dijon ?). Elle était injuste ; il devait douloureusement ressentir l'humiliation de la défaite, la perte de tant de biens... Brusquement la vue de l'Allemand (non ! pas de l'Allemand lui-même, mais de son uniforme, de la couleur particulière vert amande, tirant sur le gris, de son dolman, le miroitement des hautes bottes) lui fut pénible. Elle prétexta un travail à la maison et rentra. De sa chambre, elle le voyait aller et venir dans l'allée étroite entre les grands poiriers qui étendaient leurs bras chargés de fleurs. Quelle douce journée... « Il est intelligent et bien élevé, pensa-t-elle. Mais je suis contente qu'il parte bientôt ; ma pauvre belle-mère souffre de le voir installé dans la chambre de son fils. Les êtres passionnés sont simples, se dit-elle encore ; elle le hait, et tout est dit. Heureux sont ceux qui peuvent aimer et haïr sans feinte, sans détour, sans rance. En attendant, me voilà confinée à la chambre par ce beau jour parce qu'il plaît à ce monsieur de se promener. C'est trop bête »

Notes :
Tout ce qui se fait en France dans une certaine classe sociale depuis quelques années n'a qu'un mobile : la peur. Elle a causé la guerre, la défaite et la paix actuelle. Le Français de cette caste n'a de haine envers personne ; il n'éprouve ni jalousie ni ambition déçue, ni désir réel de revanche. Il a la trouille. Qui lui fera le moins de mal (pas dans l'avenir, pas dans l'abstrait, mais tout de suite et sous forme de coups dans le cul et de gifles) ? Les Allemands ? Les Anglais ? Les Russes ? Les Allemands l'ont battu mais la correction est oubliée et les Allemands peuvent le défendre. C'est pourquoi il est « pour les Allemands ». Au collège, l'écolier le plus faible préfère l'oppression d'un seul à l'indépendance ; le tyran le brime mais défend aux autres de lui chiper ses billes, de le battre. S'il échappe au tyran, il est seul, abandonné dans la mêlée.

Suite française
Éditions Denoël – 435 pages