A travers “La Mauvaise Vie”, Frédéric Mitterrand nous parle des autres pour mieux nous parler de lui. Le livre est une lettre d’amour à tous les gens qui ont partagé sa vie, consciemment ou non, qui lui ont permis d’évoluer, qui l’ont fait pleurer aussi. Il y a tout d’abord l’Enfant, cette part de lui si précieuse, avec qui il débute et finit son roman. On devine entre les lignes tout l’amour paternel, un amour salvateur, comme une bouée de sauvetage.
Et puis il y a les autres, tous les autres. Ces moments de vie que chacun perçoit différemment et qui provoquent les malentendus et les incompréhensions. Ces instants où l’on n'ose dire ses sentiments par peur ou pudeur. Il y a les garçons croisés dans son enfance et adolescence, les deux gouvernantes qui l’ont élevé, les hommes qui ont compté plus que d’autres, une actrice à qui il voue une admiration proche de l’obsession, les corps de Bangkok et tous les autres.
D’abord tout cela est merveilleusement bien écrit. Frédéric Mitterrand a la pudeur des mots et des sentiments. Nous le suivons au fil des souvenirs, de ses évocations décousues, de ses retours en arrière. Il n’est jamais tendre avec lui-même, jamais complaisant. Et c’est peut-être de là que naît le malaise de la seconde partie de l’œuvre. Notamment dans le chapitre où il s’adresse directement à cette actrice : on souffre de le voir si dépendant de l’Autre, si intransigeant avec lui-même. Le titre du livre prend alors une autre dimension. Il n’y a pas de jugement manichéen, mais plutôt l’impression d’une erreur de casting : Frédéric Mitterrand n’a pas eu la vie à laquelle il se destinait, la vie qu’il fantasmait.
Les média ont parlé de ce livre comme d’un “comming out”. Je ne suis absolument pas d’accord. Bien sûr ses “inclinaisons”, comme il dit très pudiquement, forment la toile de fond de son livre, mais c’est avant tout le récit d’un homme dévoré par le doute et le manque de confiance, d’un homme en manque d’amour mais dans l’incapacité d’en recevoir.
C’est un livre poignant qui nous amène à nous interroger sur notre relation aux autres, et donc sur les rapports que nous entretenons avec nous-même.

(Du même auteur : Le festival de Cannes)

Ndlr : À toutes fins utiles, je tiens à préciser que si Frédéric Mitterrand évoque les nuits qu'il a passées à Bangkok dans les bras de prostitués, il s'agit de garçons d'une vingtaine d'années et non d'enfants. J'espère que cet éclaircissement évitera tout malentendu. Vous pouvez aussi lire mon billet d'explications.

Laurence

Extrait :

Apparemment, elle était une gouvernante parfaite, certes un peu stricte, mais qui avait réponse à toutes les situations, rhumes et mauvaises notes, rendez-vous chez le dentiste et départs en vacances. Car elle ne me lâchait pas non plus pendant les vacances, s'absentant à peine deux semaines chez de mystérieuses cousines dans le Sud-Ouest d'où elle me bombardait d'interdictions sévères d'une belle écriture régulière à l'encre bleue et dont elle revenait remontée à bloc. Et apparemment j'étais une sorte de merveille de petit garçon, peut-être un peu rêveur, mais admirablement armé pour l'avenir; positif et gai, poli avec tout le monde et d'une conversation au-dessus de son âge. Car je savais parfaitement donner le change, même à ma mère lorsqu'elle était effleurée par le doute. Un soir pourtant, alertée par une amie qui avait vu ce qui échappe au regard du quotidien, elle revint subitement d'un dîner où elle avait prétendu se rendre, surgissant en pleine scène de brutalité ordinaire ; j'avais le visage encore rouge des gifles que je venais de recevoir, celui de la méchante était démonté par la rage. Atterrée, maman lui donna son congé sur-le-champ. J'aurais pu saisir ma chance, mais on ne casse pas si facilement une telle complicité. Je fondis en larmes, prétendant qu'il ne s'était rien passé; juste une chiquenaude sans gravité. Ma mère, troublée par mon évidente détresse, convoqua la méchante partie faire sa valise dans sa chambre ; elle s'avança, humble et désolée, affirmant que son geste lui avait échappé; ça n'était jamais arrivé et ça ne se reproduirait plus. Nous n'étions plus à un mensonge près dans notre expérience clandestine. Elle avait retrouvé tout son calme et son aplomb; comment aurait-elle pu faire du mal à un enfant qu'elle aimait tant? Pour réclamer qu'elle reste, je pleurai de plus en plus fort, en voyant la liberté s'éloigner. Ma mère voulut réfléchir mais l'affaire était classée, le couple maudit pouvait se reformer; on fêta l'événement un peu plus tard avec une nouvelle volée de coups, façon de rappeler que le contrat n'avait pas changé. J'en avais repris pour deux ans, jusqu'à la libération marocaine. Mais m'en suis-je vraiment libéré?


Éditions Robert Laffont – 350 pages.