Dans une chambre du Kentucky, une jeune palestino-américaine prénommée Fairouz interroge Craver, un soldat engagé avec son frère en Irak. Mais les murs de la chambre s’estompent rapidement et l’on se retrouve dans un no man’s land où chacun devra affronter ses démons et fantômes. Le passé et le présent se mêlent et se confondent. Les témoins du passé viennent crier leur vérité : Remzi, le frère tué en Irak ; Boxler, un ancien lieutenant qui a fait également la guerre du Vietnam et qui est rôdé aux interrogatoires musclés ; et Lue-Ming une de ses victimes.
A l’intérieur de ce huis clos, chacun cherche sa vérité, essaie d’échapper à ses fantômes et tente de reconstruire un futur. A la fois bourreaux et victimes, tous veulent comprendre ce qui les a amenés là. Mais il est parfois difficile d’entendre d’autres discours que les siens. Alors les dialogues se transforment en monologues, chacun s’isolant dans sa bulle.
Naomi Wallace signe ici une pièce sans compromis, troublante et dérangeante. Mais ses interrogations nous obligent à sortir de nos abris et à réfléchir. Il ne s’agit pas seulement d’un plaidoyer contre les atrocités de la guerre. Non, dans cette pièce il est également question de pardons, d’amour de soi ou des autres, d’identité, d’enfances et de futur.
C’est une lecture qui m’a profondément touchée, et j’espère que les mots de Naomi Wallace ne resteront pas, en France, figés sur le papier. Les mots de théâtre ne prennent en effet toute leur dimension et leur force que quand ils sont incarnés et mis en espace.

Laurence

Extrait:

BOXLER.- Attrape-la. Tiens-la entre les dents comme une balle de revolver. Et le moment venu, quand tu as repéré l'ennemi, tu la lâches, mon gars. Tu la lâches. Mais n'oublie pas, tout est dans l'objectif, une colère débridée ne sert à rien, c'est comme le pétrole brut : sans raffinement, ça ne vaut rien. Il faut savoir où la diriger. Là-bas, mon ami. Là-bas, en territoire sioux, par-delà les dunes, là où les chameaux attendent. Considère-les coupables de la mort de ton père. Si cette racaille n'avait pas tué nos bisons, on aurait pu les troquer contre leurs chameaux, et on n'en aurait pas eu besoin, de ces mines de charbon, ton père aurait pu travailler dans une usine de voitures et il serait encore là.
CRAVER.- Ce n'est pas comme ça que ça s'est passé. (temps) Mon lieutenant.
BOXLER.- Tu peux inventer n'importe quelle cause à sa mort. Les faits ne sont pas infaillibles. Ils sont là pour être interprétés de manière utile pour toi. Ton président le fait bien, et il est pas plus malin que toi. Le président Johnson dit...
REMZI.- Le président Bush.
BOXLER.- Peu importe son nom, il a dit : On ne demandera pas à nos hommes de se battre avec une main liée dans le dos. Comme au Vietnam. (il se met à rire) Vous savez combien de tonnes de bombes tombaient sur le Vietnam? Quatre millions six cent mille. Impressionnant, non?
REMZI.- Cette guerre-ci est différente, mon lieutenant.
BOXLER.- Alors que pendant la Deuxième Guerre mondiale, les alliés n'ont lâché que trois millions de tonnes de bombes. Alors moi, quand nous entrerons à Panamà City, je n'aurai pas les mains liées dans le dos. Ça s'appellera opération Juste à cause de...
CRAVER.- Juste Cause. C'était l'opération Juste Cause.
REMZI.- C'était en 89. En décembre.
BOXLER.- Je conduirai un char. Ils m'ont promis que cette fois, je conduirai un char. Le seul côté pénible, c'est ce bruit de craquement sous mes chenilles. Un bruit de craquement, comme ça. (il fait le bruit) Les civils ont si peu de respect.
CRAVER.- Vous n'étiez pas au Panamà, mon lieutenant.
REMZI.- Il n'y a pas eu de morts chez les civils pour ainsi dire.
BOXLER.- Pour ainsi dire. Je dirais trois mille, à peu de chose près. Par contre, quand on était chez les Latinos à Grenade...
REMZI.- Est-ce qu'il y a un endroit où vous n'êtes pas allé, mon lieutenant?
CRAVER.- En enfer. Il est pas allé en enfer, mais il est en route.
BOXLER.- C'est là que tu te trompes. J'ai attendu à la porte très longtemps. Sous la pluie et la neige, le feu et le soufre, mais ils ne m'ont pas laissé entrer. Je ne sais pas pourquoi, ils ne veulent pas me laisser entrer.


Editions Théätrales et Maison Antoine Vitez - 62 pages