Le fait que Kateb Yacine ait choisi d’écrire son récit en français, marque bien la dualité de cette quête. Il n’y avait pas de tradition romanesque en Algérie avant l’arrivée des colons. Le français est donc la langue des histoires écrites. Mais en même temps, ce récit est on ne peut plus algérien : on retrouve dans la structure du roman, la tradition des récits en ellipses, “où chaque détours est un retour”. L’écriture est éclatée comme les sentiments ambigus que l’auteur éprouve pour la langue française : entre fascination et rejet. De ce fait, le lecteur ne peut être passif, et il est difficile de se laisser aller. Pourtant, ce serait une perte terrible que de ne pas faire cet effort de lecture, ce pas vers l’Autre, cette acceptation de repères différents des nôtres, car ce texte est un très beau passage de littérature et de poésie.
Les allusions nombreuses à la condition des colons et des arabes sont introduites discrètement au cours de la narration. Comme dans beaucoup de romans issus de la colonisation, la question de la double identité est permanente. Nedjma, l’étoile, incarne tout à la fois l’être désiré et l’Algérie : elle est une vision fantasmatique de la patrie, elle aussi, voilée par la colonisation (donc les Français) comme la femme l’est par la tradition religieuse musulmane.
Un très beau texte pour découvrir l’Algérie au moment où celle-ci rêvait de prendre son indépendance.

Extrait

Mustapha tourne le dos à Mourad, et s'assied sur un ponton... «Elle était revêtue d'une ample cagoule de soie bleu pâle, comme en portent depuis peu les Marocaines émancipées ; cagoules grotesques ; elles escamotent la poitrine, la taille, les hanches, tombent tout d'une pièce aux chevilles ; pour un peu, elles couvriraient les jambelets d'or massif (la cliente en portait un très fin et très lourd)... Ces cagoules dernier cri ne sont qu'un prétexte pour dégager le visage, en couvrant le corps d'un rempart uniforme, afin de ne pas donner prise aux sarcasmes des puritains... Elle m'a parlé en français. Désir de couper les ponts en me traitant non seulement comme un commissionnaire, mais comme un mécréant, à qui l'on signifie qu'on n'a rien de commun avec lui, évitant de lui parler dans la langue maternelle. Pas voulu que je l'accompagne en tramway... Le couffin n'était pas si lourd... J'aurais pu la suivre jusqu'à la villa, si elle ne m'avait vu au moment de descendre ; du tramway, je l'ai vue gravir un talus, disparaître ; puis mon regard s'est porté au sommet du talus. Elle avait ôté sa cagoule ; je l'aurais reconnue entre toutes les femmes, rien qu'à ses cheveux... » Mustapha interrompt sa rêverie, sans quitter le ponton, le regard attiré par l'eau. La nuit tombe ; Mourad n'a pas fini de parler ; il dit qu'il était le seul des trois à se trouver tantôt à la gare... Voyant Rachid s'approcher à son tour du ponton, Mourad gaffe encore, avec une sorte d'insistance :
— je ne peux expliquer décidément ce que le voyageur avait de ridicule et d'attristant ; c'était peut-être, comme Mustapha, un collégien en rupture de ban...
Le voyageur est en effet un étudiant. Il a, dans la petite poche de sa veste, un billet de cinq cents francs plié en huit, et un papier indiquant l'adresse d'une parente.
Mais ce n'est qu'une tante paternelle qu'il n'a jamais vue... Il s'est renseigné ; la tante habite à Beauséjour.


Editions Le Point - 256 pages