Laurence : Ce qui m'a d'abord frappée dans « Scènes de la vie occidentale » c'est bien sûr ton écriture. Je la trouve audacieuse, poétique et enlevée. A une époque où des romans comme « Tous ensemble » d'Anna Gavalda font un succès en librairie, le choix de l'exigence littéraire n'est pas une voie facile. Souvent, le fond prime sur la forme. Or chez toi, la façon d'agencer les mots est aussi importante que ce que tu racontes. Je voudrai donc commencer cette interview en parlant de ton écriture.

Ludovic Bablon : Attends, je voudrais revenir sur le « choix ». Le choix de l’exigence littéraire, une idée déjà présente dans ton article sur SVO. Bon, est-ce vraiment un choix ? On n’est pas content tant qu’on n’y trouve pas son compte : on se relit et ça ne va pas, jusqu'à un certain moment où ça va. On n’a pas fait un choix, on a suivi le chemin escarpé vers où on allait. A part ça, je ne connais pas Anna Gavalda… je lis un résumé de « Ensemble, c’est tout », ça a l’air d’être le même sujet ? Ses personnages, dit-on, « sont pleins de bleus, pleins de trous et de bosses et tous ont un coeur gros comme ça », les miens aussi ont le cœur gros. Sans doute que les agencements de mots de Gavalda sont aussi importants que ce qu’elle raconte, ce sont des choses qui vont ensemble.

L : Es-tu conscient que ton style peut dérouter?

L.B. : Oui, non. Je ne trouve pas anormal que le « style » de SVO, conçu pour dérouter, déroute effectivement ! L’accident initial est une « arrestation » (on arrête le temps et on met tout le monde en accusation), et comment, sinon par une politique d’écarts de langage où les accidents verbaux foisonnent, arrêter l’attention du lecteur ?
Mais quel aspect du « style » au fait ?
Si tu parles du régime verbal en général dans tout le texte, il pose certainement des problèmes. Les phrases comportent par exemple des contradictions internes, lexicales, et sont branchées entre elles parfois avec des syntaxes elles aussi contradictoires, le tout donnant lieu à des développements tressautants, disjoints, incoordonnés. Si le texte n’était pas cette boule hérissée de piquants, le lecteur ne pourrait pas s’y frotter.
Si tu parles des effets un peu partout dans les détails, le style n’a rien de surprenant non plus, il comporte le niveau normal de distance à la norme qu’on utilise pour faire sens partout dans l’environnement au quotidien - chaque personne est habituée à lire mille messages publicitaires, affiches, annonces, tous plus stylés les uns que les autres. Ce qui vaut dans la rue vaut en littérature, pas moyen de ne pas écrire. Donc déroutons, déroutons, ça nous évitera d’aller nulle part.

L : J'ai pu lire certaines critiques qui trouvaient ton style trop compliqué (circonvolution, flash-backs, descriptions...). Penses-tu qu'aujourd'hui un auteur puisse encore se montrer exigeant sans que cela soit taxé de nombrilisme ?

L.B. : Je ne crois pas que mon « style » soit compliqué.
Mais qu’appelles-tu style ? Je dirais que ce sont certains écarts qui reviennent fréquemment et finissent par caractériser un texte : celui-ci utilise de longues phrases majestueuses, des mots d’un niveau soutenu, écrit à l’imparfait, cet autre texte est au présent, travaillant par petites phrases courtes et syncopées. Tu es d’accord, c’est ça le style. Rien qu’une manière de mettre en forme le matériel narratif.
Informons le lecteur qu’il fait tellement nuit que le personnage s’évanouit. On peut écrire « Des plaques d’anthracite et d’ardoise s’abattirent tout à coup sur la tête du personnage ; en moins de dix minutes l’effondrement fut complet ». Ou bien, autre style : « Nuit. Tu ne peux pas lutter. Laisse-toi glisser. » Tu vois, le même propos, mais pas le même rythme, ni angle, ni temps verbal, ni syntaxe, ni ponctuation.
Je produis un texte plus dense, plus chargé en figures que la moyenne des textes. Ce qui est illisible c’est ce qui n’a pas de style.
« Circonvolutions, flash-backs, descriptions… » Bon, il ne faut pas s’effrayer pour si peu :
- Descriptions : non, dans SVO il y en a très peu ; l’environnement est plutôt décrit par la bande, au détour des phrases qui racontent ou dissertent, quand le discours moyen a besoin de détails croustillants pour s’imaginer. A ce moment-là je donne un fragment d’information (sur le mur gris ; dans les cheveux châtains), l’ensemble peut donner à la longue l’impression que je décris, mais je ne décris pas vraiment, il n’y a pas de passages descriptifs. Dans New York au contraire, certains passages sont uniquement descriptifs et le récit est étroitement soumis à la description ; mais dans SVO c’est l’inverse, la description est vassale et lacunaire, soumise au flot de la parole paniquée.
- Flash-backs : oui, SVO est un livre qui flotte quelque part à l’ouest du temps, donc forcément j’accumule tout un tas de flash-backs vers exactement le même moment, c’est la logique qui veut ça, c’est pas moi. Mais le flash-back aussi c’est un élément archi-connu du langage filmique des chewing-gums Hollywood, alors je crois bien que j’ai le droit d’en faire aussi même si je ne suis qu’un pauvre taupinier français du texte.
- Et circonvolutions, macache, pour qu’on s’y retrouve il faut bien qu’on s’y perde, et sans elles je ne pourrais pas démontrer par l’absurde qu’où qu’on soit, c’est toujours plus où moins le même endroit qu’on appelle l’ouest, dont on filme des scènes en tournant en rond.
Pour reprendre ce que tu disais plus haut : oui, pour moi la façon d’agencer les mots est importante parce que les mots ont été par l’usage dotés de crans, de clous, percés de vis, de trous, tout le monde ayant trouvé très amusant de chercher si tel assemblage, ça se disait, si c’était présentable, à quoi ça ferait penser. Le travail stylistique c’est ça, de chercher les genres d’arrangements de mots qui vont pouvoir porter les significations, les connotations, les stéréotypes mentaux qu’on cherche à faire sentir au lecteur. Une phrase qui tourne un peu en rond c’est une manière de traduire verbalement un personnage qui tourne en rond dans une pièce, et tu vois donc que le style, c’est aussi du récit (la façon de dire elle-même te raconte et te décrit quelque chose ! Les mots « Chère Madame » ne font pas que s’adresser à Madame, ils indiquent que quelqu’un écrit une lettre à quelqu’un d’autre – deux mots seulement instituent un Narrateur, un Destinataire, une Relation, sans qu’on ait besoin de dire explicitement « Cher lecteur, voici l’histoire de quelqu’un qui écrit à quelqu’un »).

L : Les mots sont-ils pour toi des personnages à part entière de l'intrigue?

L.B. : Les mots… sont des mots, les personnages… sont des personnages. Je ne peux pas être plus précis ; ce sont des choses très séparées. Avec des mots – précisons, il nous faut : des verbes, des adjectifs, des pronoms, des noms communs et des noms propres, des articles, des locutions ; il nous faut également des habitudes de langage de différents horizons humains, des style littéraires lus qui nous ont éveillé dans une voie, il nous faut des proverbes et des locutions, des slogans, d’immenses corpus d’arrangements de mots possibles (les acquisitions verbales d’une vie !) ; et encore d’autres choses – avec des mots, on peut accumuler des informations dans un certain emplacement de la tête du lecteur, et le lecteur lui-même finira par y reconnaître, y nommer, y voir, y imaginer, un personnage. Un personnage c’est un régal mental dont la recette est composée à base de mots et d’interprétations du sens de ces mots. Ces entités ne se comprennent pas à la même échelle, l’un constituant l’autre, voilà ce que je voulais dire.

L : S'imposent-ils à toi?

L.B. : Pourquoi s’imposeraient-ils à moi ou comment imagines-tu cette question ? Je ne sais pas, je vais répondre à ce que je crois comprendre.
On va simplement dire que tu prépares ton week-end. Pas un week-end sinistre mais un week-end plein de fantaisie et de grâce. Mettons, tu le prépares avec quelqu’un (tu vises sa compagnie) et aussi tu le prépares pour lui (tu veux qu’il t’entende) Eh bien, tu as des idées sur tous les détails de ton voyage, où ça va se passer, comment tu y vas, qu’est-ce qui s’y passe, tu as des idées qui te viennent sur tout ça ou si tu y penses, elles viennent bien, en fonction des paramètres initiaux. Bon : dira-t-on que les modalités imaginées de ton voyage te sont « imposées » ? Non. Et donc comme écrire un roman ou préparer un voyage c’est la même chose, on ne peut pas dire que dans un roman les mots s’imposent vraiment. Des phrases viennent toute seules et deviennent les modèles de paragraphes entiers, étendus, avec la réflexion et le retravail mental et verbal. Des niveaux de langue, des registres, des parties du vocabulaire, te semblent pertinents en fonction de ce que tu cherches. Je fais avec les mots comme chacun fait, j’attends qu’ils me traversent, je les laisse venir, et s’ils sont en retard je les cherche. L’écriture de roman, c’est strictement les mêmes ingrédients que la pensée verbale banale, simplement plus intensif, plus contrôlé et plus longtemps médité.

L : Comment se déroule généralement l'acte d'écriture?

L.B. : L’acte d’écriture se déroule en deux phases bien distinctes qui sont 1/ La première et 2/ La seconde. On les reconnaît en ce par quoi elles diffèrent.
Bon, il y a tout ce qui est d’ordre on va dire « conceptuel », c'est-à-dire qu’avant de rédiger quoi que ce soit (sauf ce qui vient par magie, ce qui fera la base de la suite du travail), on doit beaucoup fouiller ce qu’on croit être son sujet. Donc il s’agit de vivre un moment avec le sujet du livre, en s’imprégnant des documents adéquats. En gros pour Kinski je mate des films et pour réécrire New York je lis un peu d’électronique et pour SVO je lisais sur la traumatologie, le nihilisme, le récit de vie. Ce n’est pas « écrire » au sens strict mais ça l’est au sens du boulot littéraire.
Après ça (souvent tout est un peu simultané mais grosso modo), il faut paramétrer les fondements du texte à écrire parce que sinon c’est du n’importe quoi, donc il faut penser à l’intrigue, qu’est-ce que ce sera, aux personnages s’il y en a, aux données verbales, au style narratif, enfin tout ce qui peut créer de la signification, tout ce que l’œuvre doit « contrôler » comme formes. Et puis après c’est vraiment le moment de rédiger, quand t’as assez ressassé et brassé les données dans ta tête, t’es prêt, t’es chaud, et là tu balances le texte avec tes petites fiches qui te disent sur quoi t’es censé improviser ce soir-là.
Quand c’est fait, t’es content, ensuite, c’est le moment de le refaire à moitié, et tu retouches, tu te dis que ça ça t’es bien venu et qu’il y a peut-être un filon à exploiter, et tu réécris jusqu’à ce que ce soit présentable aux yeux et audible aux oreilles.

L :As-tu beaucoup retravaillé ton texte ?

L.B. : SVO, mais grave !!! Le texte que j’ai le plus retravaillé. Ce truc m’a emmerdé pendant quatre ans. Pas en permanence mais sur quatre ans. C’est parti figure-toi comme un projet d’histoires romanesques discontinues, par flashes, le long de l’Europe contemporaine – ça avait une dimension historique et de chronique de moeurs. Ces orientations de départ ne donnaient rien. Ensuite l’élément important des rédactions est devenu l’architecture entrecroisée des biographies – mais donc des thèmes à l’œuvre, il fallait que des paramètres soient « raccord » et je n’avais à l’époque pas beaucoup d’outillage mental pour régler ces difficultés. Dans une troisième phase de rédaction, c’est l’élément désincarné qui s’est développé, et les radios de l’angoisse ont poussé dru au milieu des biographies ; pendant cette phase, la biographie d’Arnaud Villeneuve, auparavant mêlée aux autres biographies avec un système de recoupements, a changé de statut et est devenue l’incarnation principale de Radio vivant, pour contrebalancer Radio mort qui avait pris de l’ampleur. A la fin, j’ai reconçu le portique (un excellent morceau qu’on a pu trouver dur à lire et qui est simplement le DEBUT D’UN ROMAN, où on a droit à un petit avant-goût hyperspeed d’où va aller le jeûne de non-plat en non-plat jusqu’à l’absence du dessert), et terminé la quatrième partie qui est d’une teneur un peu autre, plutôt issue de mes notes sur le monde disséqué dans mes cahiers Word.

L : Le livre est un médium visuel, pourtant « Scènes de la vie occidentale » est un livre qui s'écoute. Sa structure tout d'abord : le découpage en 4 parties, stop, rewind, play, eject, pourrait au départ faire penser au magnétoscope. Mais on comprend rapidement qu'une cassette audio est en train de défiler. De même, les radios sont le fil conducteur du récit. Elles nous emmènent dans les différents univers de tes personnages, elles permettent les changements de focalisations. Elles s'immiscent dans la vie des protagonistes et viennent paradoxalement les filmer dans leur intimité. Elles jouent finalement le même rôle que la télévision. Pourquoi dans SVO tu as choisi la radio comme véhicule de communication plutôt que la télévision, puisque au final elles jouent le même rôle?

L.B. : Ah, très juste !! Très très juste ! ça oui, ce brouillage de la source médiatique est vraiment une caractéristique de mes "radios". Tu as raison : ces radios que le texte construit dans la tête du lecteur, ont des propriétés étranges, incorrectes, c'est-à-dire qu'elles effacent, enregistrent et émettent en même temps, qu'elles filment comme des télés qui ne diraient pas leur nom, que les films émettent des ondes, et tous les médias du coup apparaissent entremêlés et intriqués, violant allègrement leurs attributions règlementaires. Dans la vie réelle tu vois bien que les constructeurs de maisons nous vendent des sms au poids, que les plombiers nous passent des films pour nous faire patienter, et que le mec vif sur la pelouse garantit publicitairement une absurdité quelconque, une voiture par exemple. Donc mon mic-mac médiatique est le mic-mac économique du quotidien collectif, tout est normal.
Maintenant, précisément, le pourquoi du comment : eh bien d'abord, il y a radio plutôt qu'autre chose, parce que dans les voitures en général il y a des radios plutôt qu'autre chose. On ne fait pas tout ce qu'on veut dans un roman, et comme mon fil conducteur est cette accident de voiture, je suis astreint à faire dominer le média diffusé des voitures, à savoir l'autoradio ; qui compacte donc mes thèmes.
De plus, en effet la télé est une forme médiatique encore plus dominante, et il était intéressant de la nier, en la reconduisant à son média d'origine : la télé est partie de la radio, et la radio du journal de nouvelles : les médias changent, les contenus traversent, et le "Journal" de 20h est resté une émission-phare dont le ressort fondamental, on ne peut pas s'y tromper, est le texte écrit et lu, et pas du tout l'image qui ne sert pas à grand-chose qu'à capter l'attention par son mouvement apparent. Bon, donc ma radio annexe les propriétés de la télé. Et la télé reste pourtant présente, et sous quelle forme? Sous la forme d'une étroite association, partout dans le texte, avec le frigo. La télé "décontenuïsée" redevient ce meuble, qui trône au-dessus du garde-manger froid, le frigo, qui acquiert par contamination une autre propriété traditionnelle de la télé, celle d'être FASCINANT. Le frigo fascinant stocke donc les "stars du rock" et la lumière (conçus comme des aliments ?)... exactement comme une télé.
Synthèse : la radio et le frigo gagnent les attributs que perd la télé, dans une grande opération de brouillage des référents. Je pense que ce dispositif contribue à l'effet de désorientation du lecteur, dont les repères majeurs fonctionnent à contre-sens. Ce dispositif... permet de restituer comme énormément étrange des appareils perçus comme énormément familiers, et permet de les mettre à distance, en interrogation.
(Nous oublions le téléphone, caractérisé lui aussi à contre-sens, qui fonctionne comme une sorte de réveil-nuit et diffuse des jingles, des indicatifs sonores, mais ne sert pas à la conversation, curieusement.)

L : Les radios revêtent nos différents état d'esprit. On peut ainsi écouter « Radio mort », « Radio vivant », « Radio amour ».... Une radio/émission pour chaque émotion, moment de vie.
As-tu l'impression que nous vivons dans un monde de sur-information?
Toutes ces radios ne sont-elles pas en fait nos voix intérieures? As tu l'impression que nous sommes tous un peu schizophrènes?

L.B. : On va dire, un peu « coinços » oui. Mais le porno hardcore sur e-mule va nous chambouler tout ça en une génération. Oui, on peut dire que les radios représentent des voix intérieures, fonctionnent comme. En fait ce sont des voix plus sincères et plus dissimulées que la normale, c’est l’intérêt du texte. Je pense qu’on retrouve émaillé dans le texte beaucoup de « choses qu’on se dit », mais pas n’importe lesquelles : celles qu’on se dit dans la tête sans jamais les dire avec la voix. Les textes produits par les radios sont une transcription et une esthétisation de la double-pensée, du discours refoulé, des ruminations et des choses à ne pas dire. Tu vois que c’est un gros secteur car il est conventionnellement intouchable, ce domaine verbal des réflexions qu’on se fait sans jamais les dire, dans les situations où il faut dire autre chose. Tout nous horrifie, et il faut dire que ça va pour les autres et pour soi-même. Plus que des voix intérieures, les radios sont le texte de la pensée qui dit non quand la parole doit dire oui sous peine d’exclusion sociale.

L : Dans « Balade autour de l'axe central » tu étais la matière même de ton récit. Comment en es-tu venu à raconter « Scènes de la vie occidentale »? Quel a été l'élément déclencheur?

L.B. : Dans Balades, je ne suis pas la matière même de mon récit. Il y a à l’évidence un élément autobiographique, mais ne te laisse pas avoir par cette apparence. Ça a l’air vrai, mais c’est du toc. Qu’est-ce qu’une « photo » composée avec 300 fragments de photo ? De loin, ça a l’air d’être une photo, mais de près, c’est un collage, qui a nécessité toute une activité sélective de tri, de découpe, de mise en relation, du matériel autobiographique. Donc Balades joue d’une matière autobio mais ça n’est guère significatif ou important car l’intention est autre. Le matériel autobio ne sert qu’à habiller de véracité poignante une structure en trois Figures de la « conjointe » et un vécu intérieur plausible de l’amour (tu tombes dans le panneau en adhérant au discours du texte, qui dit Je, et toi tu décodes que c’est moi, mais c’est par une déduction qui ne se justifie pas : c’est Je, et toi, n’es-tu pas Je aussi ? Alors n’est-ce pas toi aussi qui écris le texte quand tu lis Je ?). Une fille penche côté passion, une histoire consiste en rupture ; le texte choisit les éléments qui vont donner l’idée de ces figures dans la tête du lecteur, créer le personnage.
SVO : j’ai un peu répondu plus haut je crois… Mais disons, pourquoi écrire ça plutôt qu’autre chose ? Eh bien j’étais très motivé à montrer les recoupements de vie ; à montrer et à me montrer dans le détail ce que ça pouvait vouloir dire de rencontrer quelqu’un. Le contact peut durer cinq minutes seulement, de fait on a rencontré l’œuvre de toute une vie ; la belle œuvre, ou l’œuvre très laide. J’ai montré cela dans le texte en instanciant la rencontre de trois manières :
via l’accident de voiture, qui forme une métaphore de la rencontre avec Autrui (Monsieur et Madame Autrui ont un enfant qui s’appelle du même nom) : la rencontre est vue comme très hasardeuse et non-souhaitée (deux voitures à un carrefour ignorantes l’une de l’autre), conditionnée par le carcan d’une prothèse véhiculaire (la voiture, ou le rôle social en tôle ?), mortelle ou mortifère (il résulte de la rencontre un choc qui broie les corps et froisse les chairs) ;
via le dispositif de recoupement à l’intérieur des biographies (Huck se met avec Appelbaum qui rencontre Ash etc) via la mise en scène de l’évitement sur la scène du drame (Appelbaum manque Anna Ash qui s’est cachée, Anna Ash ne réagit pas à l’accident, absence de mouvement qui est une fuite, etc).
Voilà, montrer ces aspects de la rencontre a été une de mes motivations à écrire SVO comme ça plutôt qu’autre chose autrement.

L : En lisant ton roman, j'ai pensé à « Nedjma » de Kateb Yacine. Les deux romans ont en commun une structure en ellipse et non linéaire. Le récit commence par la fin et revient sur lui-même. De même, les mots se répètent, les phrases forment des spirales, et le lecteur se laisse emporter par cette valse hypnotisante. Qu'est-ce qui dans le récit imposait selon toi ce type de structure?

L.B. : Je n’ai pas lu Nedjma désolé. Eh bien, je voulais donner une image mentale synthétique de ma façon à un certain moment de recevoir, de vivre le monde contemporain, et cette idée de l’omniprésence et de l’ubiquité absolues, de plus superposées et perpétuellement brouillées, m’a semblé bien décrire le cœur de mes impressions. J’ai un peu bougé en France et j’ai constaté que le même y habite beaucoup et souvent de sorte que c’est le même béton insipide à Lille qu’à Montpellier. Le même habite à telle adresse mais le numéro d’à côté c’est encore le même. Je veux faire vivre au lecteur une impression de désorientation qui est due au fait de vivre à l’ouest qui est le pays du standard. Impression d’étrangeté glauque, que rendent les figures qui font penser aux spirales. On y est sans y être, on s’éloigne et s’approche en restant toujours au même endroit. Tu remarques que je recommence à écrire dans le roman… parce que comment le dire si ce n’est comme ça ? Je ne sais si tu y crois, mais si oui, oublie, car c’est fallacieux : fond et forme ça n’existe pas, c’est fondé sur une distinction stupide entre esprit et matière, distinction qui ne se justifie absolument pas non plus. C’est des profs bêtas qui ont cru bon d’enseigner ces fadaises. La façon de dire c’est ce qui est dit.

L : Dans la partie « Rewind », tu reviens sur le passé de tes protagonistes. L'enfance et l'adolescence y ont une place prépondérante et la cellule familiale n'est pas épargnée.
Penses-tu que les enfants de l'Occident soient prisonniers de la folie parentale?

L.B. : Oui, la cellule familiale est coupée en blocs de cervelas bien miteux, tu as bien raison. Le destinataire apparent du livre serait plutôt mes pairs, les gens du même âge que moi, ayant les mêmes motifs de colère et de désespoir, possédant eux aussi des frigos, etc. Donc s’ils ont un accident à l’âge où j’ai fait ce livre (23-27) et qu’on raconte leur bio, on raconte forcément enfance et adolescence et début de vie adulte.
Il y a évidemment dans la biographie de la jeunesse un élément intéressant qui est l’intensité de l’activité de construction, la porosité. Les fondamentaux doivent bien se mettre en place par la base, selon l’ordre consacré. Ce qui va être brisé à 8 ans va dérouler des lignes de faille jusqu’à longtemps après. Toute la vie de chacun s’enveloppe sans cesse sur elle-même puisqu’on agit en fonction de ce qu’on était ; le brassage du passé produit les projets d’avenir. Dans SVO il s’agit de suivre cette ligne enroulée du temps, présentée le long d’un seul instant, conçu comme un point. Cette ligne nous mène forcément au monde des choses en place dans le présent : ces meubles, ces vêtements, ces coutumes. Ces immeubles SONT LA maintenant, mais ils ont été construits dans le passé, par nos parents et grands parents, très grands parents, parents de toutes tailles et formes. Tu te tournes vers la génération d’avant et tu demandes Qui a fait ça ? Pourquoi n’avez-vous rien fait contre ça ? Ces formes du travail, ces barres d’habitation, cette solitude de l’individu. Pourquoi, dans quelle intention, avez-vous fait et n’avez-vous pas fait, expliquez-moi ça à moi qui suis nouveau-né.

L : L'image du père est vraiment mise à mal dans ce roman. Était-ce une façon pour toi de régler des comptes?

L.B. : Oh que oui. Mais pas du tout. C’est un personnage de punching-ball qui porte le nom du père ; là encore, il peut s’agir simultanément, ça n’est pas interdit, d’affaires personnelles et de misères universelles, sans que ni les unes ni les autres ne gâchent le plaisir mélodique du thème.
Je connais beaucoup de personnes qui ont des pères qui ont tué des gens, violé des enfants. Après les enfants sont dans un certain rapport vécu à ce fait paternel. Et je me sens en compassion avec tous ceux-là.

L : Un autre des points commun de tes personnages est qu'ils ne vivent pas réellement leur existence. Ils marchent à côté d'elle. Comme si l'Occident aseptisait toutes les émotions et que ces dernières ne nous appartenaient pas vraiment. Même quand Paul entreprend de se refaire un Visage, il y a une forme de distanciation dans ta façon de le rapporter. L'Occident est-il a ce point un leurre de vie? Une aliénation de notre « moi » véritable? N'y a-t-il pas d'issue à cette mascarade?

L.B. : Bon d’abord j’ai dit Occident mais il faudra faire attention, c’est un mot délicat. J’ai veillé à ne pas prêter le flanc en n’utilisant ce mot que dans des contextes où il sonnait très différemment de ses contextes habituels. Je l’ai personnalisé, entre autres, et il s’agit donc d’un personnage et non d’un concept d’analyse socio-politique. C’est un des acteurs du texte, doté d’une personnalité géographique et culturelle en même temps. Donc mon « Occident » n’est pas à comprendre hors de son contexte.
Passons. Oui, une idée du roman est de décrire comment certains aspects de nos modes de vie, auxquels nous collaborons activement toujours par lâcheté, fabriquent une existence confortable mais emmerdante, à cause de trop de fausseté. Par exemple, la musique enregistrée et achetée développe d’une part des chanteurs et chanteuses hypertalentueux pour l’interpréter, et d’autre part un public d’auditeurs. Le problème, c’est que cette population qui ne chante plus mais écoute du chant, ne sait plus chanter finalement, et c’est bien dommage. Ce qu’on appelle culture (livres, CDs, films, supports culturels) est un peu le cadavre du meurtre de la créativité de chacun sous-traitée à quelques-uns. (Tout cela est moral en même temps qu’économique.) Ce qui est désigné par « Occident » dans le roman, c’est cette logique de dépossession. Tout devient passif, il y a toujours quelqu’un qui fait déjà tout pour nous, il suffit d’acheter… On ne fabrique rien de ses meubles, de ses objets, les mains ne servent qu’à choisir et payer du réel déjà tout fait… La bière est faite, fraîche et servie pour tant d’euros, du coup la bière, tout ce qui constitue la bière, nous échappe, secrètement gardée dans les coffres-forts des meilleurs fabricants officiels de boisson pour masse uniforme qui s’en fout. Les gens contemporains apparaissent un peu comme des sujets amoindris, non pas vides mais regrettablement et par on ne sait quels processus mystérieux, vidés de leurs potentialités d’épanouissement dans ce monde qui devrait être de jouissance, de désir, de découverte. Un des plus gros problèmes des gens c’est qu’ils travaillent, pour ramener des ronds, parce que le droit d’habiter quelque part est payant dans notre société. Si les gens pouvaient juste HABITER quelque part sans payer la location ou l’achat du sol (en vertu de notre certificat de propriété ancestrale, huum ? Nous bandits qui avons déjà volé la terre aux lions !), ils n’iraient pas travailler, ils iraient jouer dans leur environnement et on s’amuserait bien. Il faut pas se mentir, on est des singes, le plaisir avant tout.

L : Pour finir, je voudrais évoquer le livre lui-même. En tant qu'objet. As-tu eu des difficultés à imposer tes choix auprès de ta maison d'édition ? Notamment en ce qui concerne la couverture.

L.B. : Tu aimes bien le terme « imposer »… on ne peut pas toujours tout imposer comme on voudrait, et donc il faut négocier ! ;-) Mes désirs de beau support livresque ont été complètement satisfaits par le travail du Quartanier. Quand j’ai reçu le PDF du roman mis en page et en typo, j’ai jubilé car c’était la première fois que ces paramètres étaient travaillés spécifiquement (avec les compétences idoines !) pour les besoins du texte. Des échanges ont défini 3 types de texte, incarnés en 3 formats typographiques. Le papier est blanc, assez cru et froid ; la police de caractères est faite de lettres instables, virevoltantes, avec des liaisons très élégantes pour les double-consonnes (eFFacer) ; la mise en page organise le repérage visuel global du type de discours (là c’est radio, là c’est Arnaud Villeneuve…). A la base, mon orientation graphique très forte, d’auteur, est aussi un pilier du Quartanier, d’éditeur, on ne peut donc que s’entendre sur le fond et discuter (âprement comme il se doit) certains détails.

L : En quoi le travail d'Amande In représente-t-il au mieux, selon toi, le contenu de ton roman?

L.B. : Amande In a réalisé un portrait aux rayons X du livre, plutôt qu’une représentation figurative. Il s’agit d’un papier peint qui n’ouvre pas des fenêtres, par lesquelles on peut ne pas s’évader, ou à travers le regard desquelles on pourrait refuser de voir. Il donne donc le visage d’un intérieur immobilier, un crâne cubique, si tu veux, tapissé d’issues grillagées, et ce visage est la vraie face claire du roman. Regarde bien le motif : tu peux y voir des fenêtres, mais pas plus que ça ; l’identification reste un peu incertaine, flottante. Bref, la couverture et le roman habitent à la même adresse, au 12 rue Je-Sais-pas-Où-J’-Crèche.

L : Aujourd'hui, Hogarth Press II n'est plus. Cela met-il un frein à ta liberté d'écriture? Comment envisages-tu tes publications futures?"

L.B. : Le projet d'HPII était de fabriquer de beaux livres de littérature, cet objectif s'avérant irréaliste chez la plupart des éditeurs, qui se conçoivent comme de simples exploitants d'un cheptel de pisseurs de textes mal écrits. Or, j'ai rencontré Le Quartanier ; qui, de beaux livres, sait en faire, veut en faire, en fait ; et m'épargne donc le temps et les efforts liés à la partie éditoriale du travail littéraire. Avec Le Quartanier, nous avons plus ou moins un programme de publications, qui contribue donc plutôt à cadrer et canaliser mon activité d'écriture. Si jamais je me trouvais sans éditeur, la HPII reprendrait peut-être du service.
Un problème rencontré par le projet HPII, a été le peu d'éveil des auteurs sur la qualité livresque de leurs parutions. Le monde littéraire est formé à 70% de poussière, il faut le savoir, et cette poussière ne se préoccupe pas tellement de beauté, ou bien elle croit qu'elle s'en occupe mais elle a des goûts de chiottes. Bilan, ce n'est pas si facile de donner des libertés à des auteurs qui ne savent pas comment s'en saisir, et le système de fabrication de laideurs 100% made in France peut-être reconduit par la plèbe complice, jusqu'à nouvel ordre.
D'ailleurs, c'est l'occasion de demander aux lecteurs d'être conscients de ces enjeux. Un beau livre vaut mieux qu'un livre moche, n'est-ce pas? Un livre peut-être le media d'expression de beaucoup d'autres métiers que celui d'écrivain : le typographe peut intervenir, le designer, le graphiste, le plasticien, le "metteur en page". C'est un investissement économique, que de densifier les beautés du livre, au lieu de tout laisser en friche (et de laisser tout le monde au chômage) en publiant sous des couvertures standard ou platement illustrées des textes à la typographie standard mise en forme au kilomètre sur un papier standard. Or, qui a le pouvoir d'encourager la densité de beauté, ou au contraire la pauvreté? Le lecteur, par ses choix d'achat. S'il va vers ce qui est beau plutôt que vers ce qui est moche, il augmentera beaucoup les libertés des divers créateurs du livre. Alors que s'il achète les couvertures blanc-beige à typographie néolithique, il finance la dépossession des auteurs de leur support, au profit donc d'éditeurs manifestement dépourvus de sens plastique. (Qu'on imagine ce que serait une collection de CDs ou de DVDs, divers auteurs, diverses oeuvres surtout : tous blancs ! Ce serait d'un autre âge. Alors pourquoi le livre conserverait-il les formes d'un autre âge, à notre époque?)
Voilà, merci Laurence, et peut-être à bientôt si tes visiteurs ont des questions.

L : Merci à toi de t'être prêté au jeu de l'interview. Tu as inauguré cette nouvelle rubrique et j'espère que tu ne seras pas le dernier. :) Non, en fait je sais d'ores et déjà que la semaine prochaine il y aura l'interview d'un auteur qui officie dans un registre très différent du tien. Mais chut... laissons planer le suspens.
Bien sûr, la parole est maintenant à mes visiteurs. S'ils ont des questions, qu'ils n'hésitent pas, je vous laisse avec plaisir cet espace comme lieu d'échange
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p.s. : vous pouvez également retrouver Ludovic Bablon sur son site.