La Mésopotamie, là où tout a commencé.
Il faudra à Denis Guedj près de cinquante siècles d'Histoire pour tracer le cercle de son zéro et revenir au point de départ. Il y a tout d'abord Aemer, la prêtresse d'Inanna à Uruk, amoureuse du berger Tanmuzzi; puis un millénaire plus tard, à Ur, Aemer la prostituée, ancienne servante qui retrouve son jeune maître et amant; À Babylone, un siècle et demi plus tard, Aemer, l'oniromancienne, est partagée entre son amour pour son frère l'astrologue et celui pour Gipsu le boucher-sacrificateur; au début du IXème siècle, Mohand, le mathématicien, tombe amoureux d'Aemer l'ancienne esclave du poète al-Sanuba. Cinq récits, cinq destinées, cinq Aemer. Et pourtant, Denis Guedj nous conte toujours la même histoire : celle d'une femme qui n'arrive pas à combler l'absence.

Mais ce roman est bien plus que le récit individuel d'une femme. C'est notre histoire, l'Histoire universelle des chiffres. En cinq mille ans, sur cette terre de Mésopotamie, les hommes sont passés des dessins à la représentation symbolique du vide. Denis Guedj, mathématicien et professeur des sciences et d'épistémologie, sait trouver les mots et les images pour nous faire comprendre cette révolution. Pas une seule fois j'ai eu l'impression de lire un cours ou une démonstration empirique. Bien au contraire, les chiffres naissent sous nos yeux, ils nous racontent leur vie, leur début et leurs hésitations. Et l'on comprend émerveillés la route qui s'est tracée lentement mais qui aujourd'hui nous permet tant.

Le livre refermé, vous ne saurez dire si vous avez lu les destinées exceptionnelles de cinq femmes résolues, un roman historique ou un conte sur la création des mathématiques modernes. Qu'importe, les uns ne vont pas sans les autres, et c'est cette imbrication qui rend ce roman fascinant.

Extrait :

« sept cent trente-six! » annonça le frère du marchand du Zargos après avoir vérifié à deux reprises le résultat du comptage, tandis qu'un serviteur déposait sur la table une coupelle emplie de poudre d'argile, un pot et deux coffret. Rempli de calculi, le plus grand était divisé en compartiments regroupant les jetons d'argile de même forme. Chacune de ces formes représentait une quantité : le bâtonnet représentait un, la bille, dix, le disque, cent, le petit cône, trois cent, le grand cône perforé, trois mille.
Askum retira deux petit cônes qu'il posa sur la table, puis un disque, trois billes et six bâtonnets. Le marchand épiait chacun de ses gestes, refaisant le calcul à voix hautes : trois cents deux fois, plus cent une fois, plus dix trois fois, plus six. Le compte y est. »
Tanmuzzi le regardait faire. « S'il n'y avait que des bâtonnets pour représenter les nombres, on ne pourrait pas compter », lui avait dit son maître à sa première leçon. Ouvrant un coffret empli de bâtonnets, il les avait alignés sur le sol jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus. Redressant la tête, il avait demandé à Tanmuzzi : « Combien y en a-t-il?
Je ne sais pas, il faut les compter. »
La réponse de Tanmuzzi avait déclenché un grand rire.
« C'est ce que je te disais ! Mais comment vas-tu les compter? »
Tanmuzzi lui avait lancé un regard désemparé. Le maître lui avait ébouriffé les cheveux. « Fais confiance aux hommes, Tanmuzzi, ils trouvent toujours une solution. »
Il avait regroupé les bâtonnets en paquet. Puis il avait fait compter les paquets.
« Voilà la solution ! s'était-il écrié. Nous allons compter en faisant des paquets. Des paquets de plus en plus grands. Parce que ce que l'on veut, c'est utiliser le moins de signes possible pour représenter le plus de nombres possible. Il avait conclu par une de ces expressions dont il avait le secret : Ce que l'on veut, c'est faire peu avec beaucoup ».

zéro
Éditions Robert Laffont - 315 pages