Si notre vision du monde en a été bouleversée à jamais, le nom de Magellan n'est pourtant resté attaché qu'à un magnifique détroit difficile d'accès et peu d'écrits relatent la formidable aventure de l'homme qui découvrit un océan inconnu qu'il baptisa Pacifique, le traversa et atteignit l'Asie, établissant ainsi de manière irréfutable que la Terre est ronde.

Frappé par l'incroyable destin de cet homme, Stefan Zweig est surpris de constater le peu d'informations existant sur Magellan. Il entreprend alors des recherches et c'est de ce travail qu'est née cette biographie. Porté par l'héroïsme dont fit preuve le navigateur, Zweig y ajoute sa verve et sa touche passionnée qui rendent enfin justice au premier circumnavigateur.
La réalité dépasse toujours la fiction, et cette œuvre en est une preuve supplémentaire.

Si les mots "terra incognita" sonnent à vos oreilles comme un appel du large, si les cartes vous font rêver, il faut vous plonger d'urgence dans ce récit du voyage extraordinaire et riche en péripéties de l'homme qui contempla pour la première fois un océan dont nul ne soupçonnait l'existence en Europe. Zweig accomplit ici un travail de titan en reconstituant chaque étape de ce périple où rien ne sera épargné à Magellan : les tempêtes comme le manque de vent, la faim et la soif, les sauvages agressifs… Si une épopée méritait d'être relatée, c'est bien celle-ci et l'écrivain autrichien ne s'y trompe pas : "une idée animée par le génie et portée par la passion est plus forte que tous les éléments réunis et que toujours un homme, avec sa petite vie périssable, peut faire ce qui a paru un rêve à des centaines de générations une réalité et une vérité impérissable".

Emporté par le souffle de Zweig, le lecteur se retrouve parmi les 265 hommes qui accomplirent ce voyage. Et même si nous connaissons la triste fin du plus grand navigateur de tous les temps, on ne peut s'empêcher de se demander ce qui se passera à en tournant la page. Faisant fi des habituelles contingences inhérentes à ce type de biographie, Zweig n'ensevelit pas son lecteur sous des données géographiques ou topographiques, il se contente de raconter la ferveur et les doutes qui animent Magellan et peu à peu, on le sent lui aussi gagné par la soif de la découverte. Qu'il nous communique en décrivant les paysages sauvages et arides où abordent ces cinq pauvres bateaux qui accomplirent le plus long périple maritime : "la plus magnifique odyssée, peut-être, de l'histoire de l'humanité que ce voyage de deux cent soixante cinq hommes décidés dont dix-huit seulement revinrent sur un des bâtiments en ruines, mais avec la flamme de la victoire flottant au sommet du grand mât."

Parmi les autres biographies que Zweig écrivit, celle-ci est sans doutes la plus troublante, car inspirée lors du dernier voyage qui le conduisit vers l'Amérique du Sud où, après avoir rédigé son autobiographie "Le Monde d'hier", il mit un terme à ses jours.
Désespéré par ce qui se passait en Europe et dans le monde, Zweig semble avoir mis dans cette biographie d'un homme exemplaire tous ses rêves d'humanité, tout ce qui lui semblait être le véritable courage, s'enfoncer vers l'inconnu pour le bénéfice du genre humain tout entier. On ne peut s'empêcher de voire des similitudes sur la fin de ces deux hommes qui furent chacun, en leur temps et à leur manière, assassinés par la barbarie.

Du même auteur : Le joueur d'échecs, Le voyage dans le passé, Printemps au Prater.

Par Laverdure

Extrait :

Mais combien cruelle cette tranquillité, combien atroce ce calme absolu ! La mer est toujours aussi bleue et miroitante, le ciel aussi serein et brûlant, l'air aussi vide de sons, l'horizon aussi lointain. Toujours le même néant bleu autour des trois petits navires, seuls points mouvants dans cette horrible immobilité, toujours la même lumière cruelle le jour, et la nuit les mêmes étoiles froides et silencieuses, qu'ils interrogent en vain.
Toujours les mêmes objets dans le carré des matelots, la même voile, le même mât, le même pont, la même ancre, les mêmes canons, les mêmes affûts. Toujours la même odeur de pourriture, montant des entrailles du navire. Toujours, matin, midi et soir, les mêmes visages figés dans un morne désespoir, avec cette seule différence que chaque jour ils s'allongent un peu plus. Les yeux s'enfoncent de plus en plus dans les orbites, leur éclat diminue de jour en jour, les joues ne cessent de se creuser, la démarche des matelots devient de plus en plus molle et vacillante. Ils ont des allures de spectres eux qui, quelques mois auparavant, jeunes hommes robustes, montaient et descendaient les échelles, manœuvrant rapidement au milieu de la tempête. A présent ils marchent en chancelant comme des malades ou gisent épuisés sur leurs paillasses. Les trois navires ne sont plus que des hôpitaux flottants.
Car les provisions diminuent d'une façon effrayante et la famine s'aggrave de jour en jour. Ce n'est d'ailleurs plus de la nourriture, mais des ordures, que le préposés aux vivres distribue aux hommes. Il y a longtemps que le vin, qui rafraîchissait encore les lèvres et ranimait le courage des matelots, est épuisé. L'eau du bord, cuite et recuite par le soleil implacable, dégage une odeur telle que les malheureux doivent se pincer les narines pendant qu'ils humectent leur gosier desséché avec la seule gorgée qu'on distribue chaque jour. Quant au biscuit, qui est, avec les poissons qu'ils prennent, leur seule nourriture, il s'est transformé depuis longtemps en une poudre grise et sale, où fourmillent les vers, et, de plus, empestée par les excréments des rats, qui affolés par la faim eux aussi, se sont précipités sur ce dernier reste de vivres. Si on leur fait désespérément la chasse, à ces bêtes répugnantes, ce n'est pas seulement pour s'en débarrasser, mais aussi pour les manger. Un demi-ducat d'or est le prix que l'on paye au chasseur habile qui a réussi à prendre un de ces rongeurs et gloutonnement l'heureux acheteur dévore l'ignoble rôti. Pour tromper la faim qui les tenaille, les hommes inventent des recettes de plus en plus dangereuses : on mélange de la sciure aux déchets de biscuit pour augmenter le volume de la maigre ration quotidienne. Enfin la famine devient telle que, comme l'avait prévu Magellan, ils en arrivent à dévorer le cuir des vergues. "Pour ne pas mourir de faim, écrit Pigafetta, nous finîmes par manger des morceaux de cuir dont est garnie la grande vergue afin de protéger les cordages contre le déchirement. Exposés depuis une année à la pluie, au soleil et au vent, ces morceaux de cuir étaient devenus si durs que nous dûmes les laisser pendre quatre à cinq jours dans l'eau pour les ramollir. Alors nous les passâmes sur le feu et nous les mangeâmes".


Éditions Grasset - 268 pages