Dans un espace-temps assez flou, le narrateur explique comment il a atterri dans cet asile. Il n'a que quelques heures pour nous narrer dans le détail ses mésaventures : aux premières heures du matin, il doit rencontrer le médecin-chef qui statuera sur son état mental.

Tout commence quand, se baladant dans le parc proche de chez lui, le narrateur surprend un va-et-vient étrange : des notables et hommes de sciences s'enfoncent sous terre dans des galeries creusées à mains nues. Intrigué et inquiet, il ne peut s'empêcher d'en parler dès le lendemain à ses collègues.
Quelques semaines plus tard, il est convoqué au commissariat pour trouble de l'ordre public.

À travers ce récit étrange et loufoque, Negovan Rajic soulève en réalité un sujet éminemment sérieux : comment vivre dans un pays totalitaire où règne la propagande, quand on ne souscrit pas à la pensée unique?
La fiction rejoint alors la triste réalité : les dissidents enfermés dans des asiles psychiatriques, des œuvres d'art censurées parce que considérées comme subversives, des habitants hypnotisés, apeurés, ou pire, carriéristes, prêts à tout pour être bien vu du pouvoir en place.
Sous des apparences de récits de science fiction, c'est donc un véritable pamphlet politique qui se dévoile peu à peu.

Malheureusement, la virulence du propos est affaibli par un rythme un peu mou, et le lecteur a dû mal à trembler pour le sort du narrateur. Il ne manque pas grand chose pourtant, pour que cette fable touche son objectif. Mais ce sont parfois les petits riens qui distinguent les grandes œuvres des autres. car bien évidemment, je n'ai pu m'empêcher en lisant ce roman de faire le parallèle avec "Le dernier jour d'un Condamné" de Victor Hugo. Si les raisons et la finalité de l'incarcération sont très différentes, il s'agit dans les deux cas du témoignage ultime d'un condamné attendant l'exécution de sa peine. Et là où Victor Hugo parvient émouvoir de façon exemplaire, Négovan Rajic n'offre qu'un récit de plus où l'empathie n'est pas à la mesure du sujet traité.

Laurence

Extrait :

Puisque de toute façon il nous faut mourir, autant mourir fusillé à l'aube. Pour moi, un fusillé à l'aube était toujours un homme jeune, ardent, noble, acceptant le sacrifice de sa vie pour une grande idée. Évidemment, il est destiné à une gloire posthume, éternelle. D'une façon ou d'une autre, ne sommes-nous pas toujours en quête d'un brin d'éternité? Ah! Combien de fois n'ai-je pas imaginé cette scène! Attaché au poteau d'exécution, un condamné aux traits si purs qu'ils font tressaillir les soldats du peloton; en face de lui, les gardes sentant le cuir et la graisse des armes fraîchement nettoyées. À l'est, les premières lueurs du jour.
Dans cent ans, qui se souviendra du nom d'un seul de ses soldats du peloton d'exécution? Tandis que le supplicié vivra dans le cœur des hommes. Une école portera son nom et, à l'occasion d'un anniversaire de sa mort, des timbres à son effigie seront peut-être émis. Pour moi, cette mort à l'aube d'un être pur et innocent est quelque chose de fascinant. Probablement parce que, au fond, je suis un lâche.
La beauté et la grandeur d'une mort à l'aube sont exaltées dans les livres écrits par les vivants. Celui qui doit mourir pense : "Demain soir, je serai absent du monde. Demain, quand les réverbères s'allumeront, quand les habitués s'accouderont au zinc de la brasserie, mes lèves et mon palais ne savoureront pas cette première gorgée, amère et douce, de la bière. Ni demain soir, ni jamais."
Mais rassurez-vous, demain on ne me fusillera pas. D'ailleurs, je ne suis pas condamné à l'exécution capitale, ni à quoi que ce soit, je me perds seulement dans des réflexions gratuites, d'autant plus gratuites que je ne suis même pas en état d'arrestation. Du moins, pas officiellement. Enfin tout cela est compliqué. Je vais essayé de vous expliquer.
Ma chambre est fermée à clef et la fenêtre est grillagée, mais ce n'est pas une prison. Ici, c'est l'hôpital des aliénés. Je me trouve dans l'aile destinées aux malades en observation. Cette nuit je dois décider de ce que sera ma vie, du moins ce qu'il en reste, car je ne suis plus jeune. Si j'écris que les hommes-taupes n'existent pas, ils vont me relâcher et tout rentrera dans l'ordre, du moins en apparence. Si, au contraire, je déclare avoir la ferme conviction de l'existence des hommes-taupes, ils me garderont à l'asile pour le restant de mes jours. Pas ici. Dans l'autre ailes du bâtiment qui est, paraît-il, beaucoup moins confortable. Mais c'est quand même mieux que d'être en prison. Heureusement, ils n'ont plus le goût du sang. Et la violence, ils ne l'utilisent qu'au compte-goutte, quand il y sont vraiment acculés. Après tout, des être presque humain. D'ailleurs, depuis que la gent des hommes-taupes prolifère, ils n'ont plus besoin d'user de violence.

les hommes taupes
Édition de l'aube - 154 pages