Chacun des dix textes qui composent ce recueil, évoque une rencontre singulière : de celles qui changent un destin à tout jamais.
Andrée Chedid, comme toujours, nous submerge de son humanité et de sa douceur. On est bien, on a chaud et on se laisse doucement bercer par les mots de cette conteuse hors paire.
Parmi les nouvelles proposées, aucune n'est à oublier ou à mettre de côté. Toutes sont des délices pour le cœur et l'âme.
Dans l'extrait qui suit, j'ai choisi une nouvelle qui parle de la rencontre de deux hommes : l'un parcourt le monde, l'autre, homme-tronc, s'est ancré sur un pont de Paris. De ses deux être si dissemblables née une relation tout en demi-mots.

Et puis, il y a "L'enfant au Manège", premier jet de ce qui devait devenir L'Enfant Multiple. Tous les éléments et personnages sont là, même si l'action est plus concentrée et qu'il n'y a pas le lien avec le pays d'origine du petit Omar.
Finalement, je me demande si je ne préfère pas la nouvelle au roman : dans la première version, la fin est plus tragique, mais aussi bien bien plus forte. Une même histoire, deux fins, peut-être de quoi mettre d'accord tout le monde. Pour ceux qui détestent pleurer à la fin des histoires, lisez "L'enfant Multiple", pour les autres, jetez vous sur le recueil "L'artiste et autres nouvelles"

Quoiqu'il en soit, je voulais remercier Jason pour ses conseils avisés.

Du même auteur : Lucy la femme verticale

Extrait :

Il aime que j'égrène le nom des pays, des fleuves, des villes : Malaisie Wyoming Rio Negro Agadir El Salvador Takeyama Valladolid Vienne Dekernès Béziers Tamatave... Je les débite sur un rythme croissant. Il branle la tête pour m'accompagner : Gorki Wellington Yucutan Pointe-Noire...
Moi, j'épouse les déplacements, les étapes passagères, le monde dans sa multiplicité. Pendant que lui, immuable, transperce la terre de part en part, en se retenant à son axe, à son tronc invisible : Micimba Trois-Rivières PAris Ephèse Al Nadjaf...
Je suis bien. Tous les deux, nous sommes bien ! Hyderabad Dublin Mallah Lima dispersent, par leurs sonorités, leurs images, leurs couleurs d'univers, l'ombrageux et puéril soucis de notre propre importance !

- Savez-vous qu'on me visite beaucoup ces jours-ci?
- On vous visite?
Les touristes me photographient, palpent mon cou, scrutent le pavillon de mes oreilles me découvrent le nombril, chatouillent mes naseaux.
- Vos naseaux?
- C'est un enfant qui a trouvé ça ! Pourquoi s'étonner? Depuis que je hume le monde à travers vos paroles, ce ne sont plus des narines que j'ai là, vous ne trouvez-pas?
Je me tiens debout, devant lui; son corps dans sa totalité ne me parvient qu'à mi-cuisse, ce pendant nous nous faisons face.

Parfois mes paroles s'anémient et rejoignent la cohorte routinière.
Alors, d'un regard, il les éperonne et les propulse; me faisant toucher leurs replis, leurs remous; me faisant mesurer ce qu'ils contiennent de futur dans leurs racines anciennes; ce qu'ils portent de levain dans leur germe, de ferment dans leurs complicités.
Curieusement, deux ou trois fois, je me suis révolté contre l'homme-tronc. Excédé de sa patience, de cette façon d'inverser les ombres pour en extraire suc et saveurs. À force de se nourrir de mes récits, il me viderait peu à peu de ma substance.
Sans songer à ma cruauté, je lançai tout d'un coup :
- Quelle existence est la vôtre? Rester toute la vie à la même place vous suffit?
Il riposta d'une voix cinglante :
-Quelle existence est la vôtre? Remuer vous suffit?

couverture
Éditions Librio - 90 pages