Bonjour Jean-Philippe Blondel, comme vous le voyez, nous nous sommes mises à deux pour préparer cette interview. En la préparant, nous nous sommes aperçues que nous avions noté à peu près les mêmes interrogations. Voici donc le fruit de nos lectures.Portrait de Jean-Philippe Blondel La première chose que l'on admire en lisant vos romans, c'est votre capacité à vous mettre dans la peau et les pensées de personnages très différents (un vieux montagnard veuf, un mari jaloux, une ado en quête d'émancipation...). Comment abordez-vous la construction d'un personnage ?

Je crois que, quand on écrit, on aime prolonger les jeux d’enfants qui commencent par « et si j’étais….. ». Je crois aussi que nous sommes tous capables de le faire, et que nous le faisons tous, aux terrasses des cafés l’été, ou sur les plages. Nous voyons passer des gens et nous imaginons « la vie qui va avec ». Il suffit souvent d’écouter parler les gens, de saisir leurs intonations, leurs mots fétiches, leur façon de bouger aussi. Je suis souvent en observation. Je guette les expressions du visage, les mots qui dérapent. Mais je me vampirise d’abord moi-même, bien sûr.

Dans votre façon de traiter vos protagonistes, on sent à la fois beaucoup d'affection et d'ironie. Diriez-vous que vos personnages d'encre deviennent au fil de l'écriture des compagnons de route ? La lucidité est-elle indispensable à l'amour sincère ?

Celle-là est très forte parce que oui, je pense que la lucidité est la condition sine qua non à l’amour sincère, lucidité de soi, lucidité de l’autre. Je crois que l’empathie est le mot-clé. Je n’aime pas tellement le cynisme, ce qui n’empêche pas l’ironie qui se moque des travers des humains – je traite mes personnages comme j’essaie de traiter ceux qui m’entourent, avec tendresse en priorité, et en essayant de les comprendre. C’est pour ça par exemple que j’ai beaucoup aimé le Présent ? de Jeanne Bénameur – j’aime cette façon d’accompagner des personnages. Je m’aperçois souvent que j’ai l’impression qu’ils sont vivants.

Une autre constante chez vos personnages, est leur état d'insatisfaction. Quand les romans commencent, ils sont souvent malheureux, envieux.. On n'écrit pas sur le bonheur ?

Je crois beaucoup à l’écriture de la convalescence. On écrit quand on va mieux. Quand on est capable de se retourner sur une expérience et de témoigner. C’est impossible de le faire au milieu de la douleur. Mais effectivement, écrire sur le bonheur est extrêmement difficile – peut-être parce que la notion de « bohneur » est extrêmement friable et relative. En tout cas, quelqu’un qui parviendrait à écrire sur le bonheur aurait toute ma reconnaissance et forcerait mon admiration.

De la même façon, Thomas, le personnage du Passage du gué a, à un moment donné, envie de tout recommencer. La stabilité du bonheur semble lui faire peur. Vous parlez d'un optimisme mesuré. Comment expliquez-vous cela ?

Passage du GuéS’il y a cette envie de tout recommencer, c’est fatalement que la sensation de bonheur n’est pas réelle. Thomas est un personnage qui vit dans la réalisation de projets et qui ne fait que se projeter dans l’avenir. Il est au départ incapable de goûter le présent et de jouir de ce qui lui arrive. Il est par ailleurs très conscient du temporaire et des possibilités de changement. Je crois que nous sommes beaucoup dans ce cas. Lorsque tout va bien, nous tendons le dos, nous prenons des assurances vie, nous essayons de pérenniser cet état, ce qui prouve avant tout que nous avons peur qu’il ne dure pas. Au niveau autobiographique, maintenant, il se trouve qu’à 17 ans, j’ai eu le bac A avec mention très bien, ce qui était une victoire pour moi parce que mes parents n’avaient pas bien accepté cette orientation littéraire et qu’à ce moment-là, ils ont entériné mon choix et ont admis que j’avais eu raison. Quinze jours plus tard, mes parents et mon frère mouraient dans un accident de voiture. A partir de là, tout optimisme est mesuré.

Dans votre premier roman, Accès direct à la plage, vous posez habilement les pièces d'un puzzle qui ne prend forme que vers la fin de l'ouvrage. Qu'est-ce qui a motivé l'écriture : l'envie de raconter des souvenirs de bord de mer ? Ou, au contraire, cette structure vous a-t-elle permis de mettre en place les éléments d'une intrigue conçue en amont ?

Les deux. Je voulais partir de souvenirs de plage et je trouvais aussi que la plage était un des derniers lieux où tous les âges, sexes et couches sociales se retrouvaient et où les gens, au propre comme au figuré, se mettaient à nu. C’était donc un joli lieu littéraire. L’idée du puzzle est venue très vite parce que la place du lecteur dans le livre est décisive pour moi. Je voulais que le lecteur puisse participer, soit obligé de revenir en arrière et de combler les ellipses. Tout cela s’est mélangé et cela a donné Accès Direct – écrit d’un seul jet, en trois mois.

Toujours dans Accès direct à la plage, vos portraits d'hommes sont noirs, sans concession. vous révélez bien leur petites lâchetés. Vous n'épargnez pas les femmes non plus, mais elles sont souvent plus fortes, plus décidées. Est-ce que vous aviez plus foi en la gent féminine que masculine ? Votre regard a-t-il changé depuis ?

Je pense avec le Renaud de Miss Maggie que « palestiniens et arméniens témoignent du fond de leurs tombeaux qu’un génocide c’est masculin comme un SS, un torero ». Le milieu masculin dans lequel j’ai grandi, dans les années 60 et 70 était très intolérant et très centré sur les notions de « performance » et de « force ». C’est moins le cas maintenant – les hommes acceptent leur fragilité et les femmes leur force. J’aime beaucoup les personnages de femmes fortes et courageuses – la plus courageuse est pour moi Myriam – qui à certains moments parlent cru et empruntent un langage traditionnellement masculin.

Accès direct à la plage est votre premier roman publié. Accès direct à la plageÉtait-ce votre première compromission dans la littérature ? Le parcours pour être publié a-t-il été difficile ? Et d'ailleurs, comment êtes vous « entré en écriture » ?

J’ai écrit mon premier poème à 7 ans, ma première nouvelle à 15, mon premier roman à 19. J’ai envoyé (de 1983 à 2002) à toutes les maisons d’édition (petites et grandes) un roman différent par an. Je collectionne les lettres de refus (236 !). C’est très bien comme ça. À un moment donné, je me suis rendu compte que l’essentiel pour moi, ce n’était plus d’être publié (même si c’est évidemment le but recherché) mais simplement d’écrire. Écrire est devenu indispensable à ma vie quotidienne. C’est ma respiration. Entre parenthèses, Accès Direct a connu le même sort. Refusé partout. Après la dernière lettre de refus, je l’ai envoyé à Eric Holder, écrivain que j’aime beaucoup. Juste pour avoir son avis, en pensant que je n’aurais jamais de réponse. Il a été très ému par le roman. Il l’a lu avec sa femme. Sa femme s’appelle Delphine Montalant.

Dans 1979, on retrouve le même type de structure narrative que dans Accès direct à la plage. Cette fois, il ne s'agit pas d'un lieu, mais d'une inscription sur un mur. Le récit se construit pierre par pierre, personnage par personnage. Hormis pour le dernier roman, vous amenez toujours vos intrigues par des moyens détournés : un lieu, des musiques, des objets... Est-ce un choix, et si oui pourquoi ?

Tout dépend de ce que je veux raconter. Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la mixité sociale – le roman comme reflet d’une assemblée d’êtres humains. Et le fait que le lecteur puisse ajouter son expérience dans la lecture et créer son propre récit. Alors les plages, les objets, la musique – ce sont des choses que nous avons tous en commun. La phrase qui me guide dans l’écriture est tirée de Chroniques Japonaises de Nicolas Bouvier. Il écrit « courage, on est tous reliés mais on oublie de s’en souvenir »

Comment vous vient l'idée d'une histoire, les premières idées qui pourraient aboutir à un nouveau roman ?

Question difficile parce que la réponse est diffuse et s’étale dans le temps. Tout est très mêlé. Des souvenirs. Une phrase qui choque. Un morceau de musique. Un tableau. Je n’arrive pas à le savoir moi-même. Simplement, à un moment donné on devient perméable à des tas d’émotions et là, c’est un signe sûr : une histoire est en train de se tramer, quelque part dans le cerveau. Ce n’est pas pour ça qu’elle aboutira. Entre Minuscule Inventaire et Passage du Gué, j’ai écrit deux romans qui ne sont même pas sortis de mon ordinateur parce qu’ils étaient trop mauvais.

Chacun des chapitres de Juke-Box porte le titre d'une chanson. Quid de l'oeuf et de la poule ? Sont-ce les titres qui ont guidé l'écriture, ou l'inverse ? De la même façon, dans Passage du gué, on trouve dans l'incipit deux extraits de chansons. La musique a-t-elle une part importante dans votre vie ?

Juke boxLes deux. Juke Box est un cas à part qui plonge profondément dans l’autobiographique – les titres (que je n’aime pas tous, contrairement à ce qu’on pourrait croire) sont liés à des moments particuliers. Ils sont ma mémoire auditive. Je n’ai pas cherché à les plaquer sur les histoires. Ils en faisaient partie intégrante. On m’a souvent surnommé Juke-Box quand j’étais plus jeune. C’est toujours le cas. Littérature et musique sont indissociables dans ma vie – mais si je suis souvent exigeant en littérature, je suis très bon public en musique, je peux écouter de la brit-pop comme du disco, de la nouvelle scène française comme de la variété des années 70. L’essentiel, c’est finalement ce que l’on ressent, à l’écoute ou à la lecture.

Souvent, vos narrateurs sont professeur, comme vous. Est-ce à dire que l'on écrit bien que ce que l'on connaît ? Quelle est la part autobiographique dans la description de ces professeurs ?

Oui, certainement, on écrit évidemment mieux sur ce que l’on connaît – mais dans tous les livres il y a aussi des salariés du privé. Je tiens à cette mixité sociale. Maintenant, le métier de prof est un rêve pour un romancier – les élèves, les parents d’élèves, les collègues – tout cela, c’est de l’humain, du vivant, de la chair et des os.

Dans Juke-Box, vous faites le portrait d'un professeur d'anglais absolument irrésistible. Nous avons toutes deux beaucoup ri à l'évocation du cache à poser sur le livre. Est-ce vos souvenirs d'enfance, ou avez-vous vous même pratiqué ce genre de méthodes au début de votre carrière ?

C’est un souvenir d’enfance (6ème et 5ème) avec une prof que j’adorais. La méthode, c’était Imagine You’re English et je l’ai retrouvée la première année où j’ai enseigné.. C’était très étrange

Nous avons ressenti dans ce roman, un gros passage à vide, lors du voyage en Amérique Latine. Comme si la dépression du personnage nous entraînait dans son sillage. Contrairement à vos autres romans, il y a ici une rupture du rythme assez importante. Était-ce conscient de votre part ?

Une fois de plus, Juke Box est très à part et non, je n’étais pas conscient de la rupture, ni de la force de l’histoire d’Evelyne. Je ne voulais pas publier ce roman au départ, parce qu’il m’est trop proche et que cela me troublait. Je savais que j’allais être extrêmement sensible aux critiques, quelles qu’elles soient. Les prénoms sont tous faux, bien sûr et certains détails aussi – mais sur le ressenti et sur l’ensemble, Yoann est bien près de Jean.

Dans Un minuscule inventaire, il y a toujours cette idée de chemins, de vies qui se croisent et décroisent. Pensez-vous que les hasards n'existent pas ?

Je pense qu’il y a des hasards, mais beaucoup moins qu’on aimerait le croire. Les coïncidences existent bien sûr, mais je ne les aime pas beaucoup dans les romans (sauf chez Auster) parce que je reste conscient qu’un roman est une production de l’esprit, une construction et que si la construction est due au hasard, alors c’est qu’elle est bien fragile…

Il y a beaucoup d'auto-dérision dans vos histoires. Ainsi, vous faites dire à Antoine Minuscule inventaire (le narrateur du Minuscule inventaire) : « Je cherche des romans qui parlerait de moi – de nous, mais dans les librairies, je ne vois que des récits de quadragénaires qui s'épanchent sur leur divorce et leur maîtresse. » Est-ce ainsi que vous percevez ce roman ?

C’est un gros clin d’œil. J’aime bien me moquer de moi. En plus, il y a une nuance véridique : quand j’avais 18 ans et que je lisais Le Radeau de la Méduse de Weyergans, je me disais exactement ça…. Maintenant, le Minuscule Inventaire est plutôt un hommage à tous ceux qui, à un moment donné, ont voulu écrire des romans et, pour une raison ou pour une autre, n’y sont pas parvenus.

Vous parlez beaucoup de l'acte d'écriture dans ce roman. Il y a notamment un passage savoureux dans lequel vous décortiquez le style d'un certain François Lisieux. Ce patronyme est aussi le nom d'un personnage de Balzac. Qui se cache derrière votre « François Lisieux » ? Est-ce, de votre part, de l'ironie ou du respect face à de telles entreprises littéraires ?

Liée à la précédente, donc. Je m’amuse beaucoup avec François Lisieux. C’est pour moi un mélange de deux écrivains que j’aime beaucoup – Echenoz et Le Clézio – mais pour le style, c’est une saillie contre un autre auteur dont je ne dévoilerais pas le nom… Ceci dit, quand on se moque des autres écrivains, on se moque avant tout de soi-même, et ce, avec autant de tendresse que d’ironie. Quant à Balzac, je n’en ai qu’un souvenir de collège. Je suis très mauvais sur le XIXème siècle. Je n’en retiens que Stendhal et les poètes. Je n’arrive ni à lire Zola, ni Hugo, ni Balzac. Et le pire, c’est que je n’en retire aucune culpabilité… J’aime le dix-huitième, le vingtième et avant tout mes contemporains – ce sont eux et elles qui m’ont donné envie de lire

Juste après ce passage, vous parlez du rituel d'écriture de ce romancier, qui conseille de « recopier des passages de romans qu'on a aimés ». Et vous, quel est votre propre rituel d'écriture ?

J’écris tous les jours, environ une heure, de une à trois pages, cela dépend (parfois je m’affame, pour casser le rythme de la narration) , quand je le peux (c'est-à-dire quand les enfants dorment ou que la maison est déserte, et que je n’ai plus de boulot). J’écris toujours « sous casque », en écoutant la même chanson à chaque fois, une chanson par livre (sauf Juke Box, of course) – la Baie de Daho pour Accès Direct, 1979 des Smashing Pumpkins pour…….1979 , Come Undone de Robbie Williams pour le Minuscule Inventaire, les 2 chansons citées pour Passage du Gué – cela me permet d’être tout de suite dans l’univers du roman et donc de décoller du quotidien et cela a aussi un effet hypnotique qui fait que parfois, l’intrigue ou les phrases me débordent, genre « je cherche partout des frères de sang pour boire le sang de mon frère ». Quand j’ai écrit celle-là, j’ai été obligé de tout arrêter et je me suis mis à pleurer comme je n’avais pas pleuré depuis des lustres.

Passage du gué, votre dernier roman, décrit la douleur à l'état pur. N'avez-vous pas craint en écrivant ce livre de faire trop pleurer vos lecteurs et les faire fuir par un sujet si bouleversant ? La disparition d'un enfant est un sujet extrêmement difficile à aborder, non ?

Les romans qu’on écrit répondent à des nécessités impérieuses – sinon, ils n’ont pas de raison d’être. Celui-là, je devais évidemment l’écrire. Que les lecteurs ne me suivent pas était un risque à prendre – c’est toujours un risque à prendre. J’ai été parrain d’un enfant qui n’a vécu que deux jours. Je suis encore extrêmement secoué d’avoir pu écrire ce livre. J’en suis aussi très fier.

Nous avons, entre autre, été bouleversées par la justesse du chapitre où Myriam évoque les quelques heures qui suivent une naissance. Quand elle se sent « illuminée », « au centre de sa vie ». Avez-vous parlé avec votre épouse de la maternité pour être à ce point aussi près de la réalité, de ce que peut ressentir une femme à ce moment-là ?

J’ai connu ma femme tard, à 32 ans. J’ai eu des enfants tard, à 34 et 38 ans. Je pensais que cela ne m’arriverait jamais. J’avais même fait une croix dessus. C’est la plus belle chose qui me soit arrivée. Alors j’ai vécu chaque minute des deux grossesses – nous les avons vécues intensément ma femme et moi. Curieusement, le personnage de Myriam m’a été moins difficile à intérioriser que celui que Thomas.

Quand Myriam reprend la parole, l'inconcevable s'est produit. Afin de rendre plus réelle l'horreur de cette absence, vous avez supprimé toutes les ponctuations. La douleur en devient continue, rapide, dévastatrice. Comme Myriam, le lecteur n'a plus de repères, est en perdition. Cette structure s'est-elle imposée naturellement ?

Passage du GuéOui et non. Oui d’emblée. Puis des incertitudes. Des rajouts de virgules. De points. Et mon éditrice qui me dit « non, la première version est la meilleure ». J’ai tout réécrit. D’un seul jet.

Fred va aider le couple Myriam et Thomas à faire le deuil, à passer le cap. Son abnégation rend le geste de Fred magnifique, puisqu'il risque de s'y perdre irrémédiablement. Comment un être peut-il décider de s'oublier à ce point par pur altruisme ? Pensez-vous que cela soit possible en dehors de la fiction ?

Je crois qu’il faut avoir confiance dans la capacité d’abnégation de l’être humain, que nous sommes tous capables de vraie générosité. D’oubli de soi-même. Des gens se font sacrifier pour d’autres en temps de guerre ou en temps de paix. L’amour est une force immense. Mais il faut être lucide : Fred y trouve aussi son compte et il le dit. C’est cette période qui le pousse à l’activité, au changement et qui le fait avancer. C’est en donnant aux autres qu’on apprend sur soi-même et qu’on trouve sa place dans le monde. Je le crois profondément. Et des exemples comme celui de Fred, il y en a beaucoup, en dehors de la fiction. Des amis se sont vraiment « oubliés » pour moi pendant un certain temps après l’accident de mes parents. C’est grâce à eux que je suis en vie. Je n’arrête pas de leur rendre hommage.

Passage du gué se déroule en 1985/1986 et vous faites référence à la catastrophe de Tchernobyl. Pourquoi avoir fait référence à cet événement ? Est-ce pour mieux préparer le lecteur aux moments qui vont faucher Myriam et Thomas ?

L’histoire des personnages est liée à l’histoire du monde – les deux interagissent constamment. Nous sommes aussi les produits d’une civilisation donnée à un moment donné. Tchernobyl est un moment clé de l’histoire de l’humanité. Nous avons tous compris subitement que nous étions mortels, que l’humanité toute entière était mortelle. Alors oui, c’est une préparation à ce qui va suivre, un obscurcissement du ciel. Et en même temps, ce sont des souvenirs extrêmement personnels.

Le jour de la catastrophe, avez-vous, comme Fred, eu le besoin de ressentir la vie dans ses moindres pulsions ? Avez-vous, vous aussi, dérivé dans la ville pour en percevoir chaque palpitation ?

Je ne suis pas allé travailler ce jour-là. Ni le jour suivant. Je suis allé voir le médecin qui était débordé. Nous avons parlé de la vie et de la mort. Nous ne savions pas de quoi demain serait fait. En même temps, chacune de ses frayeurs – comme celle des changements climatiques en cours, qui sont mon sujet de préoccupation pour l’instant – doit être une célébration de la vie – et de sa beauté. Vous vous souvenez de Kevin Spacey dans American Beauty qui murmure « il y a tant de beauté » ? - voilà, je voudrais que mes romans évoquent les mêmes émotions.

Dans l'ensemble de votre œuvre, on reconnaît votre style limpide, sans fioritures inutiles. Les mots sont toujours au service des personnages et de leurs émotions. Retravaillez-vous beaucoup vos textes pour parvenir à un tel résultat ?

Curieusement, non. Le roman vient le plus souvent d’un seul jet – mais la maturation a été lente. C’est aussi ce qui fait l’unité d’un roman. J’ai honte de le dire mais je retravaille très peu. Parfois, des suppressions. Les corrections d’usage. C’est presque tout. Je ne rends à mes éditeurs que des produits finis.

On dit souvent qu'un écrivain, à travers les histoires qu'il déroule, ne parle finalement que de lui. Quelle est la part autobiographie de vos œuvres ?

Elle est toujours là. Partout. Tout le temps. Parce que même quand il s’agit de fiction, ce sont des choses dont j’ai rêvées, des parcours que je me suis imaginés, des frayeurs que j’ai ressenties. De toute façon, le roman est par essence même incarné. Quand je sens de la fabrication dans un roman, en tant que lecteur, j’abandonne. Je veux, à tout le moins, l’illusion de la sincérité – c’est la condition sine qua non à l’identification et moi, en tant que lecteur, j’ai besoin de m’identifier au héros ou à l’héroïne.

Une thématique qui revient constamment dans vos romans, est l'importance des relations parents-enfants. L'écriture est-elle un exutoire ?

Les relations parents-enfants sont au cœur de mes préoccupations familiales et professionnelles, alors évidemment, dans chaque roman, il en est question. Et je m’amuse avec mes peurs. Dans Accès Direct, Eva Courtine dit à son père à un moment crucial qu’il fait chier tout le monde. Ma fille aînée s’appelle Eva. Je me suis projeté une dizaine d’années en avant. Je préfère anticiper les coups :) )

Toutes vos histoires s'attachent de façon détaillée au processus de dérive des pensées, Accès direct à la plage même et surtout si elles sont inavouables. Vous arrivez toujours à mettre en lumière les vies ordinaires, les lâchetés, les désirs cachés. Si on définissait votre écriture comme celle de l'humanité et de l'espoir, cela vous conviendrait-il ?

Oh que oui ! L’humain est au centre de mes préoccupations, comme la convalescence. Ce qui m’importe c’est le décalage entre l’apparente légèreté et la gravité réelle ( Accès Direct et ses plages, Juke Box et ses tubes variétoches) et comment on guérit, comment on va mieux, comment on marche vers la lumière.

Dans Passage du gué, vous notez « D'un seul coup, les couleurs étaient plus violente, les propos plus tranchés, l'arête des architectures plus incisive. » Est-ce pour vous une bonne définition du rôle « visionnaire » de l'écrivain ?

Je ne sais pas. Je pense que tout le monde a ces accès de lucidité, où d’un seul coup tout paraît plus découpé et plus aiguisé. Les écrivains, les peintres, les musiciens sont peut-être simplement des gens qui prennent le temps de s’arrêter dans ces moments-là ou qui ont la vanité de vouloir les transcrire.

Au quotidien, vous nourrissez-vous de ce et ceux qui vous entourent pour alimenter ensuite vos romans ?

Oui. Bien sûr. Je vampirise. Mais rien n’est publié qui n’ait déjà été soumis et agréé par ceux qui ont été vampirisé (sauf Juke Box, peut-être – mais là, je me suis d’abord sucé le sang )

En préparant cette interview, nous avons remarqué que certaines phrases résonnaient particulièrement en chacune de nous. Parfois les mêmes phrases, mais souvent des moments différents qui faisaient échos à nos propres vécus. Comment faites-vous pour trouver les points, les interrogations qui ont toutes les chances d'être partagés et compris par vos lecteurs ?

Je ne le cherche pas. Je crois simplement que nous sommes tous reliés, comme le dit Bouvier, que nous sommes tous des êtres humains avec nos forces et nos fragilités – et que nos peines et nos bonheurs sont les mêmes. Je ne suis pas différent des autres. C’est d’ailleurs ma plus grande joie. Je vis en province, je suis marié, j’ai des enfants, je suis prof, j’aime mes amis, je lis des romans, je regarde Desperate Housewives, je pleure quand Meryl Streep empoigne la portière de la voiture à la fin de La Route de Madison… comme tout le monde, non ?

Sachant l'investissement que peut demander l'écriture, comment faites vous pour concilier votre métier d'écrivain avec celui de professeur, sans oublier votre rôle d'époux et de papa ? Est-ce le résultat d'une bonne organisation ?

D’organisation, sans doute. Et puis, tous les passionnés le savent (qu’il s’agisse de jardinage, de bricolage, de collections, de cinéma etc…), le temps passé à assouvir une passion ne compte pas, c’est une respiration, un moment pour soi, un accomplissement. Je suis aussi très aidé par ma femme pour tout ce qui est du domaine de la maison : elle est très bricoleuse, par exemple, heureusement, parce que moi, j’ai deux mains gauches, comme disait ma mère. Pour ce qui est du boulot, j’adore ce métier, je l’ai profondément ancré au corps – alors là aussi, c’est plus de plaisir que de contraintes dont il s’agit.

Pour finir, nous avons relevé dans Passage du gué, l'extrait suivant : « Je suis la somme de ce qui m'est arrivé mais je n'ai pas besoin de détailler par le menu les événements de ma vie, si importants qu'ils puissent être. Je suis un bloc humain de plus de quarante ans, je m'aime raisonnablement. Je suis là où j'ai toujours voulu être ». Êtes-vous là où vous avez toujours voulu être ?

Je n’en suis pas loin. Je m’en rapproche. En fait, j’espère ne jamais vraiment y parvenir, à part au moment de mourir. Mourir en pensant être exactement où on a toujours voulu être, c’est plutôt bien, non ?

Interview de Jean-Philippe Blondel - février 2007 - Tous droits réservés Biblioblog

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