Pourtant, son grand-père a la fâcheuse habitude de le surnommer Copeau et tient parfois des propos étranges où il est question de libre arbitre, de désir et de rêve. Comme cette fois où il lui a demander de vouloir très fort quelque chose la nuit qui précède son traitement. Vouloir quelque chose, quelle étrange idée... Après tout, Uni sait ce qui est bon pour chaque membre de la famille. Il sait pour quel métier on est destiné, si on doit se marier ou avoir des enfants. Alors à quoi bon "vouloir" quand tout est prévu au mieux pour nous.
Pourtant, en grandissant, Copeau va se mettre à douter : et si son vieux fou de grand-père avait raison? Si les traitements n'avaient pour but que d'abrutir les cerveaux, et non de prémunir de maladies mortelles? Et si les "incurables" ou les "Pré-U" étaient finalement les seuls véritables humains sains d'esprit?

Comment pour Copeau un long parcours vers la liberté : un chemin semé d'embûches, de tentatives avortées, de retours en arrière... Peut-on vraiment se révolter contre Uni?

J'avais dévoré ce roman il y a une dizaine d'années. Ayant lu dernièrement Le Meilleur des Mondes de Aldous Huxley, j'ai eu envie de le relire. Comme je m'en doutais, les deux récits sont au départ très ressemblants, puisque partant du même précepte : une société aseptisée où tous les hommes et femmes sont conditionnés au bonheur tiède.

Mais très vite, Ira Levin prend ses distances d'avec Aldous Huxley. Ici, la famille pratique le lavage de cerveau à grand renfort de psychotropes, et manipule ainsi les esprits récalcitrants. Il suffit de réajuster les doses pour qu'un agitateur potentiel oublie immédiatement son désir de révolte et redevienne aussi doux qu'un agneau. Cela sous-entend donc également, qu'avec l'arrêt des traitements, chacun est en capacité de se rendre compte de l'horreur de la situation. Encore faut-il pouvoir y échapper suffisamment longtemps.
On suit donc Copeau avec attention, en se demandant à chaque page, si la chimie ne sera pas plus forte que la volonté.

Dans ce roman, écrit en pleine guerre froide, on croit d'abord lire une métaphore à peine déguisée du méchant système communiste : leurs "dieux" s'appellent Christ, Marx et Wei; le mardi est rebaptisé Marxdi; rien ne semblent distingués les membres de la famille (ni le physique, ni le statut etc...); chacun est "badgé" et doit demander l'autorisation pour aller d'un endroit à l'autre; le temps de loisir est minutieusement contrôlé; tout est partagé pour le bien être de la communauté.
Mais en avançant dans le roman, on s'aperçoit que la capitalisme n'est pas en reste. La fin est d'ailleurs tout à fait jubilatoire.
Ira Levin dénonce ici toutes les formes de manipulations et défend la liberté individuelle, même si celle-ci apporte son lot d'inconvénient. Un roman d'anticipation remarquable. Bien que ça soit ma deuxième lecture, j'ai été tenue en haleine jusqu'à la dernière ligne.

Du même auteur : Un bébé pour Rosemary

Extrait :

- Un membre a dit que tu avais besoin d'aide. La fille que tu as baisée hier soir. Anna... (elle regarda l'écran :) ...VHF35H6143.
Copeau fit signe d'assentiment.
- J'avais dit un gros mot.
- Un très gros mot, précisa Mary, mais cela importe peu. Relativement peu. Certaines autres choses que tu as dites sont bien plus importantes - comme de décider quelle classification tu choisirais si Uni n'était pas la pour le faire.
Copeau détourna les yeux et fixa les guirlandes vertes et rouges.
- Tu pense souvent à cela, Li?
- De temps en temps. Pendant la récréation, ou bien la nuit, mais jamais en classe ou pendant la TV.
- La nuit compte aussi, tu sais. Elle est faite pour dormir.
Copeau la regarda sans rien dire.
- Tu fais cela depuis longtemps?
- Je ne sais plus... Depuis quelques années, quand nous étions encore à Eur.
- Ton grand-père, dit-elle.
Il fit un signe d'assentiment.
Elle jeta un coup d'œil sur l'écran, puis regarda Copeau d'un air sombre.
- Il ne t'ai jamais venu à l'idée que "décider" et "choisir" étaient des manifestations d'égoïsme? des actes égoïstes?
- Peut-être, des fois, dit Copeau en suivant attentivement le rebord du bureau avec son doigt.
- Oh, Li ! Pourquoi crois-tu que je sois là? À quoi servent les conseillers? À nous aider, n'est-ce pas?
Il fit un signe d'assentiment.
- Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé? Ou à ton conseiller d'Eur? Pourquoi as-tu attendu, et perdu tant d'heure de sommeil, et inquiété cette petite Anna?
Copeau haussa les épaules, en regardant son doigt qui frottait le dessus du bureau. L'ongle était tout noir.
- C'était... intéressant, dans un sens.
-Intéressant, dans un sens! répéta Mary. Il aurait été tout aussi intéressant, dans un sens, de penser au chaos Pré-U que nous aurions si nous choisissions nos classifications. Y as-tu jamais réfléchi?
- Non.
- Je te conseille de le faire. Imagine un million de membres voulant devenir acteurs de TV et pas un seul décidant de travailler dans un crématoire!
Coupeau leva les yeux sur elle.
- Je suis très malade? demanda-t-il.
- Non, mais tu aurais fort bien pu le devenir si Anna ne t'avais pas aidé. (elle ôta le presse-papiers qui maintenait le bouton du téléord; les symboles verts disparurent de l'écran.) Touche, dit-elle.
Copeau appliqua son bracelet contre le lecteur. Tout en lui parlant, Mary maniait les touches de l'appareil.
- Depuis ton entrée à l'école, tu as passé des centaines de test, et UniOrd en a enregistré les résultats, tous les résultats.
Ses doigts couraient sur les touches.
- Tu as également eu des centaines de rencontres avec tes conseillers, et chaque fois Uni en a suivi le déroulement. Uni sait quelles tâches doivent être accomplie, et qui sera susceptible de les accomplir. Uni sait tout. Qui pourra choisir la meilleure classification, la plus efficace? Toi ou Uni?
- Uni, bien sûr, dit Copeau. Je le sais bien. Je ne voulais pas vraiment le faire moi-même; c'était... c'était simplement un jeu... je m'amusais à me demander comment ça serait si, voilà tout.
Les doigts de Mary cessèrent de courir sur les touches et elle appuya sur le bouton "réponse". Des symboles verts apparurent de nouveau sur l'écran.
- Voilà, tu peux aller à la salle de traitement.
Copeau se leva joyeusement.
- Merci !
- Uni merci, dit Mary en refermant le téléord.

couverture
Éditions J'ai Lu S-F - 372 pages