Le premier tome du journal expurgé s’étirait de 1931 à 1934. En levant le voile, les éditeurs ont dû séparer la matière en deux. Le tome Inceste porte sur les années 1932 à 1934. Ces deux petites années de vie étourdissante : la rupture entre June et Henry Miller, la maturité de cet amour avec l’écrivain américain (sûrement le plus beau qu’elle ait vécu) et éventuellement sa chute, son mariage avec Ian Hugo remplit de mensonges, la rencontre de deux amants-psychanalystes, d’abord Jean Allendy, ensuite Otto Rank. C’est aussi la rencontre avec Artaud. C’est l’avortement qui marquera fortement la vie de cette femme et cette fois on apprend qui était le père de l’enfant. C’est finalement le retour du père, ce père manquant qui revient hanté la vie de femme d’Anaïs Nin. C’est l’âge de l’inceste…

J’ai voulu croire cet inceste métaphorique. Je m’attendais, au pire, à le retrouver dans un entre-les-lignes empreint d’intimité. C’était avoir mal compris le sens d’un journal non-expurgé. Partir à la rencontre de ce livre c’est aller voir l’inceste adulte, l’inceste consentant droit dans les yeux. C’est lire les gestes, les plaisirs, la peur, la culpabilité. C’est accepter de se coller l’œil contre la serrure et rencontrer en soi un mélange de trouble et de dégoût.

Pour comprendre ma lecture d’Anaïs Nin je dois d’abord vous faire une mise en garde. Anaïs est centrale dans ma vie de lectrice, le personnage incontournable de mon imaginaire littéraire. Anaïs Nin c’est l’auteure qui me marque le plus, mais dont je me refuse de suggérer la lecture. Ce n’est pas tant qu’il s’agisse d’un plaisir honteux que je conçois la lecture de son journal comme un phénomène purement intime qui ne pourrait donc souffrir aucune prescription.

J’avais déjà lu trois tomes du journal expurgé d’Anaïs Nin et ma dernière lecture portait sur les années 1947-1955. En commençant le journal non-expurgé du début des années trente, j’ai d’abord eu un choc de retrouver une Anaïs de moins de trente ans après en avoir quitté une de cinquante ans. On retrouve dans ce tome l’intégrité adolescente d’Anaïs Nin et les premières pages m’ont semblé pénibles. Ce que j’aime de cette diariste, c’est moins son intimité que ses réflexions sur l’âme humaine, sur la psychanalyse, sur l’art. En ce sens, je ne voyais pas l’intérêt de rentrer davantage dans son intimité amoureuse, prise dans un tumulte amoureux qui me rappelait mon adolescence, prise dans des histoires en spirale, étourdissantes : j’aime Henry, j’aime Allendy, non j’aime Henry, et June, et j’aime tout le monde, et, et, et…

Un premier abord étourdissant donc. Et finalement on rentre dans la voix (avec un x volontaire), cette voix unique, témoin d’un Paris des années 30, témoin de la psychanalyse fleurissante, témoin des recherches astrologiques, témoin de la création d’Henry Miller, de la folie d’Artaud, témoin d’elle-même surtout. Anaïs Nin était-elle mythomane ? Sans aucun doute. Découvrant le nombre de mensonges qu’elle raconte aux autres, comment assumer qu’il n’y en a aucun dans le journal ? De prime abord il est difficile de croire que les hommes tombaient tous aussi benoîtement à ses pieds. Même Artaud dans toute son homosexualité se serait laissé prendre au piège...

Alors mythomanie ou reflet réel d’une vie surréelle ? La question me semble inutile. Si on lit Anaïs Nin, c’est parce que chaque phrase est un coup de poing, que chaque paragraphe pourrait nous habiter une semaine, être un fragment d’analyse pour nous-même.

Et il y en a ici 500 pages. 500 pages de réflexions parfois déroutantes, parfois exaspérantes, parfois exaltantes. 500 pages de confidences qui nous renvoient à nos propres peurs, à notre propre intimité. 500 pages peuplées aussi de lettres envoyées et reçues qui nous obligent à admettre qu’elle n’a pas tout inventé et qui dressent certaines certitudes. À commencer par le fait qu’Henry Miller aimait cette femme. Et dans ses mots à lui je ne peux que l’aimer aussi. Je dirais l’aimer malgré tout et parfois malgré moi

Du même auteur : Journal V (1947-1955)

Par Catherine

Extrait :

Nous éclatons de rire. Nous nous allongeons ensemble et faisons l’amour, doucement, tendrement, nous nageons en plein amour, et pour la première fois, l’orgasme m’envahit par surprise, sans que j’y pense, presque paisiblement, comme une aube qui se lève lentement, un lent épanouissement né de l’abandon, de la décontraction, né du non-être. Aucun effort pour l’atteindre. Tombant comme la pluie, noyant l’esprit et le faisant fleurir.

couverture
Éditions le Livre de Poche - 544 pages