Al-Kutum, le coton. Érik Orsenna a voulu comprendre le phénomène de la mondialisation au travers de l'exemple très concret qu'est cette matière première.
Il est donc allé à la rencontre de ceux qui le cultivent : Mali, États-Unis, Brésil, Égypte, Ouzbékistan, Chine, France... De ce voyage autour du monde, il nous rapporte la grande et les petites histoires de l'arbre à laine.

Érik Orsenna ne perd rien de ses talents de conteur en s'adressant ici aux adultes. Je ne suis habituellement pas très versée dans les livres documentaires, et avais donc quelques appréhensions en engageant ma lecture. Appréhensions vite balayées tant j'avais l'impression de lire un roman fascinant ayant pour protagoniste principal un morceau de tissu.

Bien sûr, l'auteur explique avec beaucoup de pédagogie, le fonctionnement des cultures, la dure loi des marchés et de la concurrence. Mais il s'attache aussi à nous décrire ses rencontres avec les autochtones, les anecdotes qui ont parsemé sa quête.
J'ai ainsi appris que « coton » en malien se disait « Soy » (c'est la parole), terminologie tout à fait adéquat puisque le coton est le lien et la raison de vivre des habitants.
Il y a aussi ce musée en Égypte, qu'Érik Orsenna semble troubler dans son sommeil; cette statue inachevée dans la cour de M. Akhmédov; ces graminés-méduses qui permettraient de détecter les mines anti-personnelles; ou encore cette conception toute brésilienne de la propriété terrienne.
Au fil de ses destinations, chaque interlocuteur va lui expliquer pourquoi « son » coton est le plus beau au monde. Du soleil constant égyptien, à l'irrigation Ouzbékistane hors-pair, en passant par le coton trans-génique des États-Unis, on ne peut s'empêcher de sourire face aux arguments, mais surtout, on réalise combien le coton est une fibre complexe et multiple.

Son regard n'est jamais celui d'un juge, mais d'un homme qui tente de comprendre. L'ironie n'est jamais loin, mais il y par dessus tout, un grand respect et une écoute sans faille de la part d'un homme qui laisse derrière lui tout ce qu'il pensait savoir, pour accueillir à leur juste valeur, les différents témoignages.
Loin du discours manichéen et des idées toutes faites, on prend conscience alors de toute l'ambiguïté de cette mondialisation. Génératrice du pire comme du meilleure, elle est devenue cette pieuvre incontrôlable et nécessaire.
Je ne suis pas une consumériste, et je suis attentive à ce que j'achète. Pourtant, en lisant ce livre, je me suis aperçue que certains de mes gestes étaient bien utopiques et parfois même contre-productifs.
Je suis ressortie de cette lecture la tête pleine de paysages et rencontres, mais surtout, j'ai eu la sensation de mieux comprendre le monde qui m'entoure.

Du même auteur : La grammaire est une chanson douce, Dernières nouvelles des oiseaux, Les chevaliers du subjonctif, L'avenir de l'eau, Longtemps

Extrait :

[...] À ceux qui, comme moi, aiment tout à la fois la proximité de la décision et le spectacle de la diversité épidermique de notre planète, je conseille un banc, à la pointe ouest du triangle formé par la 18th Street, H Street et Pennsylvania Avenue [Washington]. Vous aurez une vue imprenable sur un immeuble de verre, rendez-vous de tous les peuples de la Terre.
Certains vous diront qu'un autre banc, new-yorkais celui-ci, face au siège des Nations unies, vous procurera plus de plaisir encore. Ne les écoutez pas. Car l'ONU décide rarement. Tandis que, dans mon immeuble de verre, in n'arrête pas de trancher, choisir, imposer... Mon immeuble de verre est le plus géante des cliniques en même temps que la plus sévère des écoles de la modernité. On y répare la moitié (pauvre) du monde et on tente de lui inculquer les règles de base de toute civilisation.
Mon immeuble de verre est l'immeuble le plus important du monde, puisque c'est celui de la Banque mondiale. Un immeuble où une foule n'arrête pas d'entrer et d'où une autre foule n'arrête pas de sortir. En effet, les banquiers mondiaux sont perpétuellement en mission : quand on est médecin et pédagogue, il faut aller à la rencontre des populations. Des rencontres très profitables pour les compagnies aériennes et les agences de tourisme (un banquier mondial ne peut se permettre – standing oblige – de voyager en classe économique). Et aussi bénéfique pour les banquiers mondiaux, puisque les missions s'accompagnent de frais de mission.
Mais ne soyons pas médisant. L'avidité pécuniaire, chez un banquier mondial qui se respecte, n'est qu'une motivation secondaire. Le vrai moteur du banquier mondial, c'est la passion d'avoir raison en tout, toujours et partout.
A chacun des mes voyages, même les plus lointains, de l'autre côté de la mer, au bout de pistes improbables et défoncées, je suis tombé sur un banquier mondial. Et sur l'irrigation, le paludisme, le microcrédit ou l'alphabétisation des filles, le banquier avait raison.
Deux jours entiers, bien assis sur mon banc, au bord de Pennsylvania Avenue, je n'ai pas quitté des yeux les deux foules bigarrées, celle qui entrait dans l'immeuble et celle qui en sortait, celle qui partait en mission et celle qui en revenait.
J'aurais peut-être dû me lever, me poster devant la porte et poser des questions : puisqu'ils savaient tout sur tout, ces missionnaires auraient pu m'expliquer les secrets du coton.
Mais une lassitude m'a retenu. Je savais ce qu'ils me répéteraient tous. Privatisation. Privatisation au Mali, privatisation en Égypte, privatisation en Ouzbékistan, privatisation en Inde...
Comment croire qu'un seul mot puisse répondre à toutes les questions du monde?
Peut-être qu'une seule banque pour le monde entier, même remplie de foules voyageuses et bigarrée, n'est pas une bonne idée?

couverture
Éditions Fayard – 285 pages