Ce drame nous est raconté via quatre narrateurs, 3 figures majeures de ce village : Dolorès Driscoll, la conductrice de l'autobus, Billy Ansel, le père inconsolable de ses deux enfants, Nicole Burnell, jeune fille prometteuse, sortie vivante de la carcasse mais y ayant laisser l'usage de ses jambes et un avocat new-yorkais Mitchell Stephens, venu chercher des coupables. Chacun des narrateurs racontent ce qui s'est passé avant, pendant et après. On y apprend peu à peu la vie dans cette région désolée, les relations dans cette communauté un peu enfermée sur elle-même et aussi de la vie personnelle de chaque intervenant.

Les personnages sont bien décrits. La plume de Russell Banks creuse derrière la façade pour trouver les vraies personnalités. Des gens comme vous et moi marqués à jamais par le drame. Ils y gagnent encore en force et en lucidité. Pour avoir lu ce roman lors de sa sortie et d'autres encore, je suis toujours impressionnée par la capacité de R. Banks à se glisser avec une telle facilité dans la peau, l'esprit de ses personnages.

La perspicacité encore dans la présentation de l’environnement. La description sans complaisance de la meute de journalistes et d'avocats accourant sur les lieux du drame pour trouver le scoop ou pour se faire engager pour un procès en responsabilité. Car telle est la question : qui est responsable dans cet accident ? Etait-ce bien un accident ? A quelle vitesse Dolorès conduisait-elle son bus dans cette partie de route ? Celle encore de l’accident, les travaux de sauvetage en termes plats, sans fioritures, blancs comme la neige qui tombe, recouvre tout, accentue pourtant tout. Même la douleur.

L'auteur rend bien l'atmosphère lourde qui règne sur le village perdu dans le Parc des Adirondacks, superbe d’isolement, « un paysage qui vous domine ». Ce roman est très humain et aucunement larmoyant. C'est écrit avec détachement, laissant aux lecteurs le soin d'appréhender cette situation comme il l'entend.

C'est beau, c'est simple, c'est court et ça laisse filtrer une tristesse beaucoup plus efficace que les larmes. Le film de Atom Egoyan est une superbe et très juste adaptation de cette histoire. A voir également.

C'est une excellente lecture que je vous recommande.

Lire aussi l'interview exclusive sur ce même site.

Du même auteur : Le pourfendeur de nuages, Sous le règne de Bone, American Darling, Trailerpark et L'ange sur le toit

Dédale

Extrait :

Quant j’ai atteint le haut de la pente, j’ai enjambé le ruban de plastique orange que les gendarmes avaient accroché le long de la chaussé dans le but d’empêcher les gens de descendre sur le lieu de l’accident. L’un d’eux, un type que je connaissais vaguement, est venu vers moi, comme pour m’escorter ; je l’ai repoussé d’un geste en regardant droit à travers lui, et il s’est vivement reculé, comme si je l’avais maudit.



Après çà, il semble que personne n’ai plus osé me parler ni faire un geste quelconque vers moi ; j’ai longé la file des parents et des autres habitants du village, des spectateurs, des policiers et des journalistes, jusqu’à me retrouver seul enfin, marchant au bord de la route, remontant, refaisant le trajet parcouru deux heures à peine auparavant par le bus et puis, juste derrière, par moi dans mon pick-up, en train de rêvasser à mes coucheries avec Risa Walker.
La neige tombait toujours, et du point de vue de Risa et de ceux qui demeuraient sur les lieux de l’accident, j’au dû disparaître dedans, sortir de leur réalité pour entrer dans la mienne. Au bout de quelques instants j’était complètement seul dans l’univers froid et enneigé, je m’éloignais de tous les autres à pas obstinés, en marchant aussi vite que je pouvais, vers mes enfants et vers ma femme.
Pendant longtemps, c’est ainsi que çà a été pour moi ; çà l’est peut-être encore. Ma seule possibilité de continuer à vivre était de croire que je ne vivais plus. Je ne peux pas l’expliquer ; je ne peux que vous dire ce que je ressentais. Je crois que çà a été pareil pour beaucoup des gens d’ici. La mort est entrée pour toujours dans nos vies avec cet accident.

couverture
Éditions Actes Sud/Babel - 336 pages
Traduction de Christine Le Bœuf.