Banks aborde dans ce portrait de nombreux thèmes et nous fait voyager dans le temps et l'espace. Il s'attache particulièrement à la question raciale et nous fait voir, à travers l'engagement d'Hannah, combien il est difficile d'analyser nos comportements envers les non-blancs, d'abord aux Etats-Unis mais aussi de l'autre côté de l'océan en position inverse et où son statut de blanche américaine est sa carte d'identité. Ce point est très bien, intelligemment rendu par l'auteur. Banks nous fait également réfléchir sur la guerre civile, les difficultés d'un pays à obtenir son indépendance. Dans cette région de l'Afrique, il n'est pas une année où des troubles ne surviennent pas sur cette question - lutte de pouvoirs même dans des pays que l'on croyait assagis depuis longtemps. On en apprend plus sur tout un pan de la politique étrangère américaine, impérialiste. Bref, c'est très intéressant et enrichissant.

Beau personnage, puissant et complexe. On pourrait trouver trop long toutes ces informations que l’auteur nous distribue au fil des pages, mais au final, elles sont nécessaires pour bien comprendre le contexte où évolue Hannah, sa personnalité également.
Pourtant ce qui m'a le plus troublé chez cette femme, c'est son incapacité à s'attacher aux individus, pas même ses propres enfants. Pourtant, ce n'est pas une femme sans coeur. Elle aime comme une mère ses chimpanzés, ses rêveurs. Elle retourne bien au Libéria sous prétexte de retrouver ses trois garçons devenus enfants-soldats, mais en fait, elle veux faire la paix avec ses rêveurs qu'elle a dû abandonner.

On prend ensuite conscience du talent de Banks quand on apprend qu'il n'a jamais mis les pieds au Libéria. Pourtant, si l'on a été dans cette région, dans un des pays limitrophes... tout y est si bien rendu, jusqu'à la densité de l'air chargé d'humidité propre à l'Afrique, exotique mais toujours dans la tourmente. C’est assez impressionnant.

C'est donc un superbe roman que nous livre ici Russell Banks. Un livre qu'il m'a été pourtant difficile de relire. Comme si le lien avec Hannah s'était coupé. Elle a livré son histoire et puis nous nous sommes séparées pour ne plus nous revoir. Un seul contact possible, ensuite, ce n'est plus la même chose.

Une très bonne lecture même si ma préférence dans les ouvrages de Russell Banks va toujours à De beaux lendemains.

Lire aussi l'interview exclusive sur ce même site.

Du même auteur : De beaux lendemains, Le pourfendeur de nuages, Sous le règne de Bone, Trailerpark et L'ange sur le toit

Dédale

Extrait :

Après bien des années où j’ai cru que je ne rêvais plus jamais de rien, j’ai rêvé de l’Afrique. C’est arrivé une nuit de la fin du mois d’août, ici, dans ma ferme de Keene Valley, pratiquement le lieu le plus éloigné de l’Afrique où j’aie pu m’installer. J’ai été incapable de me souvenir de ce que racontait ce rêve, mais je sais qu’il se déroulait en Afrique, au Liberia, dans ma maison de Monrovia. Les chimpanzés avaient dû y jouer un rôle, parce que des visages ronds et bruns semblables à des masques flottaient encore dans mon esprit quand je me suis réveillée bien à l’abri dans mon lit, dans cette vieille maison au milieu des monts Adirondacks. Et j’étais submergée par une évidence : j’allais bientôt y retourner.

Mon retour n’était pas dicté par une décision consciente. Il s’agissait plutôt d’un pressentiment, peut-être d’une prémonition qui émergeait de la partie la plus noire de mon esprit au même rythme que les images du Liberia y dérivaient, s’y abîmaient, s’évanouissant dans ces eaux sombres où j’ai emmagasiné la plupart de mes souvenirs d’Afrique. Et non seulement d’Afrique mais des années terribles qui l’ont précédée. Quand on garde autant de choses secrètes aussi longtemps que je l’ai fait, on finit par se les cacher aussi à soi-même. C’était donc là que le rêve était allé, à l’endroit même où j’avais enfoui mes souvenirs oubliés du Liberia et des années qui m’y avaient conduite. Comme s’il s’agissait du secret de quelqu’un d’autre et que j’étais celle qui, plus que quiconque, ne devait pas en être informée.

couverture
Éditions Babel – 571 pages
Traduction de Pierre Furlan