L'annulaire est un récit extrêmement étrange et déstabilisant.
Sa narratrice, ancienne employée d'une usine de fabrication de boissons gazeuses, vient d'être embauchée par l'énigmatique Monsieur Deshimaru. Elle s'occupe d'accueillir les futurs clients et de remplir leur dossier. Quant à Monsieur Deshimaru, enfermé dans son laboratoire du sous-sol, il prépare les "spécimens".

Pour le lecteur, il n'est pas évident de saisir ce qu'englobe ce terme de spécimen... Empaillement? Conservation? Mise sous vide?...
Et même si l'on a parfois des indices sur les techniques employées, on comprend que l'essentiel réside dans les motivations des demandeurs. Qu'attendent-ils réellement de ces spécimens?

Dans notre société marchande où l'objet est devenu roi, j'ai trouvé cette métaphore du deuil particulièrement intéressante et pertinente. Posséder à travers le temps, pour pouvoir oublier définitivement.

Mais le récit ne se résume pas à cela. Yôko Ogawa nous propose aussi un huis-clos oppressant entre l'employeur et la narratrice. De leurs rendez-vous dans la salle de bain se dégage une atmosphère froide où les voix se répercutent sur le carrelage. Monsieur Deshimaru est le maître, et semble vouloir devenir le possesseur.
En offrant à la narratrice une paire de chaussures aussi belle qu'étrange, il en fait sa chose, sa propriété. Yôko Ogawa dissèque alors les rapports de dominations si problématiques au Japon. La scène de la machine à écrire me laisse encore sans voix.

Ce roman très court mais aux multiples entrées et à l'univers très marqué, m'a fait forte impression et m'a presque réconciliée avec la littérature asiatique. Partagée entre le rire et le malaise, il a peuplé mes pensées bien longtemps après l'avoir terminé. Il est très difficile de le résumer, mais si vous voulez tenter une expérience "hors normes", lisez "L'annulaire".

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Du même auteur : Le musée du silence, La petite pièce hexagonale, La formule préférée du professeur, L'hôtel Iris, Le petit joueur d'échecs

Extrait :

Monsieur Deshimaru portait une blouse blanche comme celle des médecins et, bien calé sur le canapé, croisait les bras. Elle n'était pas usée, mais on sentait qu'il la portait depuis longtemps. Sur la poche droite, les poignets et la poitrine, il y avait des taches à peine distinctes, comme des traces de larmes.
- Je crois que c'est plutôt à vous de me poser des questions. Rien n'est précisé sur l'annonce.
Son regard était franc. Ses yeux n'étaient pas troubles. Malgré l'éclat de la lumière qui venait de la cour, je voyais distinctement le contour de ses prunelles.
- Oui, c'est vrai, ai-je murmuré, incapable de me détourner de ce regard si impressionnant.
Ensuite, j'ai inspiré profondément avant de continuer en choisissant mes mots :
- Il s'agit donc d'un laboratoire, à moins que ce ne soit une sorte de muséum?
-Non. Absolument pas.
Il a secoué la tête en souriant, comme s'il s'attendait de ma part à ce genre de question.
- Ici, il n'y a ni recherche, ni expositions. Nôtre rôle consiste à préparer les spécimens et à les conserver, c'est tout.
- Alors, à quoi servent ses spécimens?
- Il est difficile de leur trouver un but commun. Les raisons qui poussent à souhaiter un spécimen sont différentes pour chacun. Il s'agit d'un problème personnel. Cela n'a rien à voir avec la politique, la science, l'économie ou l'art. En préparant les spécimens, nous apportons une réponse à ces problèmes personnels. Vous comprenez?

couverture
Éditions Babel - 94 pages