Ernest Hemingway était un aficionados des course taurines, à l'époque où seuls les hispaniques, ou presque, vénéraient cet art. Il décide donc d'écrire un manuel à l'usage des néophytes. Mais quand on est Américain et que l'on veut s'attaquer à une telle institution, il faut savoir se montrer précis pour se prémunir des critiques qui ne manqueront pas de surgir.

La structure de l'ouvrage est volontairement didactique : chaque chapitre est consacré à une étape de cet art taurin. Ernest Hemingway dissèque les coulisses du spectacle et décrypte l'arrière-boutique : l'élevage des taureaux, la formation des toreros, les quelques heures qui précèdent l'entrée dans l'arène.
Viennent ensuite les différents actes qui forment la tragédie en elle-même : l'arrivée des picadors, l'intervention des banderillos et enfin le travail du torero.

Bien que née dans une région de tradition taurine, je n'ai jamais couru les corridas. Non pas que je sois contre ce genre de spectacles, mais ils m'ont toujours laissée relativement indifférente. L'ouvrage d'Ernest Hemingway m'a donc permis de découvrir un univers qui m'était presque inconnu jusque-là.
Ce qui m'a particulièrement frappée, c'est la charge que l'auteur assène à ce qu'il nomme la corrida décadente. Dans ce livre, écrit en 1938 1932, l'auteur ne cesse de critiquer la nouvelle corrida : elle est pour lui un spectacle "tape à l'œil, abusant d'effets stylistiques et de procédés peu glorieux. Il regrette le temps où les toreros prenaient des risques réels, où les taureaux étaient de vraies bêtes sauvages.
À le lire, on peut comprendre les attaques des anti-corrida, puisqu'insidieusement, le combat entre l'homme et la bête s'est transformé en simulacre.

Par contre, il m'a été difficile parfois de suivre tous les propos de l'auteur quand celui-ci s'évertue à présenter les toreros célèbres au moment de la rédaction de cet ouvrage.
Si je comprends bien les raisons qui l'ont poussé à une telle minutie, pour moi, lectrice néophyte du 21ème siècle, ces portraits successifs m'ont paru abstraits et indigestes.

Mais Ernest Hemingway ne se contente pas ici d'écrire sur la corrida. Certains passages, notamment quand il évoque l'élevage taurin, sont de très belles visites picaresques des hauts-lieux de la tauromachie : Madrid bien sûr, mais aussi Cordoue, Valence, l'Andalousie etc....
Ernest Hemingway en profite aussi pour livrer ses souvenirs, dans une sorte de confidence avec son lecteur : afin que son ouvrage paraisse moins indigeste, il fait régulièrement intervenir une vieille dame. Ses interventions, en plus de casser un rythme un peu "universitaire", sont souvent à l'origine de passages irrésistibles. Ainsi, Ernest Hemingway se moque avec beaucoup de verve de certains de ses contemporains :

N'oublions pas cela : tous les mauvais écrivains sont amoureux du ton épique.

Vous trouverez, entre autre, des références à Radriguet, Cocteau ou encore William Faulkner :

[Grâce à l'œuvre de williman Faulkner], les éditeurs aujourd'hui publieront n'importe quoi plutôt que d'essayer de vous faire supprimer les meilleurs portions de vos œuvres. [...] Il est prolifique. Le temps que vous les [ses romans] demandiez, il y aura de nouveaux volumes sortis.
La Vieille dame : s'ils sont tels que vous dites, il ne peut y en avoir trop.
- Madame, vous êtes le porte parole de ma propre opinion.

Ernest Hemingway a ici fait un travail de fourmi pour tenter d'expliquer la tauromachie, et il est certain que son essai m'a donné une vision peut-être plus réaliste de ce qu'était cet art. Certes, il ne faut pas avoir peur de crouler sous les détails, et le sujet impose forcément des passages plus ou moins difficiles. Mais l'auteur a su insuffler humour et émotion à son projet. Il n'hésite pas non plus à se mettre lui-même en scène dans des positions rarement flatteuses.
Bien sûr, ce livre ne se lit pas comme une fiction, vous n'y trouverez pas une intrigue époustouflante et haletante. Mais tel n'est pas l'objectif de cette entreprise. Par contre, c'est un ouvrage que je recommande à tous ceux qui veulent mieux comprendre la corrida et ses dérives actuelles.

Du même auteur : Le vieil homme et la mer

Extrait :

[...] en perfectionnant ses connaissances et son éducation sensorielle, on peut tirer du vin une source indéfinie de jouissances; de même le plaisir qu'un homme prend aux courses de taureaux peut devenir une de ses plus grandes passions mineures; et pourtant, une personne qui boit non pas qui goûte ou savoure, mais qui boit du vin pour la première fois, même si elle ne se soucie pas ou n'est pas capable de goûter, saura si elle en aime l'effet ou non et si cela est bon ou non pour elle. [...] De même que pour le vin, vous saurez au premier essai, d'après l'effet produit, si vous aimerez ou non la chose en elle-même. La corrida présente des formes assez nombreuses pour plaire à tous les goûts; si vous ne l'aimez pas, si vous n'aimez aucun de ses aspects, ou si, indifférent aux détails, vous n'en goûtez pas l'ensemble, alors ce n'est pas pour vous. Bien sûr, pour ceux qui aiment les courses de taureaux, ce serait bien agréable si ceux qui ne les aiment pas ne se sentaient pas obligés de partir en guerre contre elles ou de donner de l'argent pour leur suppression, parce qu'elles les choquent ou ne leur plaisent pas; mais c'est trop à attendre, et tout ce qui pourrait soulever la passion en faveur des corridas soulèverait sûrement autant de passion contre elles.

couverture
Éditions Folio - 500 pages