« Le règlement, c'est le règlement. » Partout, la bureaucratie chinoise constitue un obstacle à la volonté de notre touriste d'aller là où il le voudrait. Il doit sans cesse invoquer des « circonstances spéciales » pour déroger à des règlements stupides et user de toute son ingénuité pour parvenir à se faire délivrer un laissez-passer pour Lhassa, capitale du Tibet dominé par la Chine.

Dans la ville désolée de Liuyuan, il trouve à se faire embarquer en stop dans un camion en partance pour Lhassa, à plus de mille cinq cents kilomètres au Sud. Les conditions climatiques sont désastreuses. Des pluies diluviennes se sont écoulées, des ponts se sont écroulés, des camions ont coulé. D'autres se trouvent embourbés pour plusieurs jours, les rescapés s'embourbant à leur tour en voulant porter secours à des camions déjà coincés dans la boue, etc. Vikram Seth s'inquiète : si son voyage s'éternise trop, il ne pourra pas rejoindre la frontière népalaise avant la fin du mois, date d'expiration de son permis de séjour chinois.

Dans un style dont la beauté semble se laisser rendre en français aussi agréablement par les trois traducteurs de ses œuvres que j'ai « rencontrés » pour le moment, l'auteur nous donne autant une esquisse des paysages des régions traversées qu'un portrait des chinois qu'il fréquente. Quand il n'est pas question de règlement, il trouve toujours en eux gentillesse et hospitalité. Sui, Le routier qui a pris Vikram Seth en stop est notre compagnon de lecture pendant de nombreux chapitres qui nous en donnent, finalement, un très beau portrait.

Dans ce récit rédigé à partir de son journal de voyage, l'auteur a aussi inséré quelques rêveries et réflexions sur des sujets divers. De l'apprentissage des langues étrangères. Des réformes agraires. Du contrôle des naissances en Inde et en Chine.

Bien que je ne sois pas très enthousiaste à l'idée de voyager en Chine (cela ferait autant de temps que je ne passerais pas en Inde, aussi...), je suis heureux que ce livre, qui m'est un véritable coup de cœur, me donnel'illusion de voyager en compagnie de son auteur dans ce pays.

Du même auteur : Deux vies, Un garçon convenable, Arion and the Dolphin, Quatuor, The Golden Gate.

Par Joël

Extrait :

Des deux côtés du fleuve en crue, aux abords du gué, des camions attendent. Quelques conducteurs intrépides essaient de traverser.

Xiao San a disparu. Je le cherche du regard et finis par le repérer. Il s'amuse avec des gamins à quelques mètres de là, non loin des abords inachevés du nouveau pont. La moitié des enfants de Dunhuang et un grand nombre d'adultes se sont rassemblés sur les lieux pour voir comment les choses se passent et parier sur les chances qu'ont les quelques camions de franchir le fleuve. Xiao San fait un exposé à son groupe. « Ça, c'est un camion de la Libération... il marche à l'essence et si quelque chose arrive à l'allumage c'est fichu... je vous parie qu'il traversera pas. »
Confirmant le pronostic, la camion -- après avoir bravement foncé dans l'eau qui déferle -- cafouille et cale. Un camion à diesel, malgré son châssis peu élevé, réussit son coup, tanguant de droite et de gauche, mais sans accroc. Un troisième -- cette fois-ci, un camion-citerne -- manœuvre prudemment le long du gué (invisible sous les eaux), puis dérape soudain dans le sable ; horrifiés, nous le voyons qui commence de sombrer ; seul, finalement, le haut de la cabine dépasse de la surface brune du fleuve. Le conducteur parvient à s'en extirper. À partir de ce moment-là, le véhicule malchanceux sert à la fois de balise indiquant les limites du gué et d'exemple des dangers d'une vigilance qui se relâche. Néanmoins, au milieu de la matinée, le fleuve est tout encombré de camions barbotant comme des hippopotames dans tous les stades possibles de la submersion. Ce qui n'empêche pas d'autres camions de tenter le sort, au grand plaisir de la foule. Quand un camion s'embourbe, on l'ovationne. Quand un conducteur passe, on l'ovationne.

couverture
Éditions Grasset - 274 pages