Et puis, en farfouillant dans les archives de ce blog, je me suis aperçu que l'an dernier, en éditant mon billet sur le Désert des Tartares de Dino Buzatti, j'avais traité plus succinctement que je ne l'aurais souhaité le parallèle que j'avais fait entre ce roman et une chanson de Brel. C'est donc très modestement que je vais essayer ici de rapprocher ces deux œuvres.

Mais remontons le temps de quelques mois.... Chaque année, je donne une liste de livres à lire à mes élèves de classes professionnelles. Connaissant leurs réticences, j'opte généralement pour des romans contemporains auxquels ces adolescents adhèrent plus facilement. Sauf que cette année là, un élève me demande de pouvoir lire Le désert des tartares. Comment le lui refuser ? Agréablement surprise par ce choix, je lui donne immédiatement mon accord et me précipite à la librairie pour pouvoir le lire à mon tour. Car oui, chose surprenante quand on sait mon affection pour la littérature italienne, je n'avais jamais lu ce roman de Buzatti.

Tout le roman raconte l'attente de Drogo, soldat au fort Bastiani. A son arrivée, notre jeune héros n'a qu'une envie : fuir au plus vite ce lieux désertique et sordide et retrouver l'effervescence citadine. Il n'a que 4 mois à tenir et pourtant ce délais lui paraît interminable.
Mais le fort a un pouvoir étrange : dans ce dernier refuge avant la frontière, tous guettent la future invasion des Tartares et tous espèrent que cette attaque arrivera avant leur retraite. Bientôt Drogo se retrouve à son tour prisonnier-volontaire de cet ultime espoir. Les années passent, et malgré les possibilités qui lui sont offertes de quitter ce lieu, Drogo les déclinent les unes après les autres..
Tout au long des 267 pages de ce récit, Dino Buzatti parvient à maintenir une tension insoutenable, digne d'un roman à suspens. Et pourtant, il ne se passe rien ou presque. Plus exactement, l'immobilisme et l'inertie deviennent les protagonistes centraux de cette histoire. L'attente chez Buzatti prend corps, envahit les lignes. Dès les premières pages, alors que le fort n'est même pas encore apparu, j'ai été hypnotisée par l'écriture de l'auteur.
Mais ce qui m'a surtout frappée, c'est que je connaissais déjà cette histoire depuis l'enfance....

... Et là, nous arrivons à la partie de ce billet que je redoute le plus...

Il est très difficile pour moi d'évoquer Jacques Brel, tant son œuvre se mélange avec mon histoire. Il est mon premier conteur, celui qui m'a sûrement donné le goût des mots, et m'a accompagnée depuis mon plus jeune âge. Il était le pont entre mes deux maisons, mes deux univers ; le lien persistant entre mes deux familles. Quand on a tout en double, il est rassurant de retrouver des constantes. Brel en était une. J'aimais sa voix, son phrasé, sa façon si particulière de raconter. J'ai grandi en compagnie de Mathilde, Fanette, l'ami Jojo, et autre Fernand. Au milieu de toute cette foule de visages, il y avait aussi Zangra...

Je clos cette parenthèse pour revenir au propos de ce billet. Donc, en lisant Le désert des Tartares, l'an dernier, je retrouvais par la même occasion le Zangra de Jacques Brel et découvrais que cette chanson était un hommage au roman de Dino Buzatti. Mais ce qui m'a fascinée, c'est que si l'objet est le même dans le roman et la chanson (l'histoire d'un homme qui attend toute sa vie et part juste avant l'instant fatal), les procédés sont radicalement opposés.

Quand Dino Buzatti prend un malin plaisir à diluer l'attente, à lui faire prendre toute l'ampleur nécessaire, Jacques Brel réussit à créer la même tension dramatique en à peine 4 sizains et un tercet, soit 3 minutes et 21 secondes.

Chez Brel, l'attente se concrétise par la répétition. Les sizains sont tous pratiquement identiques et seuls quelques mots changent pour traduire le temps qui passe. Si l'on écoute la chanson rapidement, on pourrait croire que le temps se répète inlassablement, que rien ne bouge, comme dans le roman de Buzatti. Et pourtant, comme dans le roman de Buzatti, ce sont les détails qui donnent de l'épaisseur à l'attente. La première strophe sert de modèle à celles qui suivent : un changement de grade à la fin du premier vers, la personne à qui Zangra rend visite quand il va au bourg, semblent être les seuls altérations dans cette immobilité :

Je m'appelle Zangra et je suis Lieutenant
Au fort de Belonzio qui domine la plaine
D'où l'ennemi viendra qui me fera héros
En attendant ce jour je m'ennuie quelquefois
Alors je vais au bourg voir les filles en troupeaux
Mais elles rêvent d'amour et moi de mes chevaux

Je m'appelle Zangra et déjà Capitaine
Au fort de Belonzio qui domine la plaine
D'où l'ennemi viendra qui me fera héros
En attendant ce jour je m'ennuie quelquefois
Alors je vais au bourg voir la jeune Consuello
Mais elle parle d'amour et moi de mes chevaux

Je m'appelle Zangra maintenant Commandant
Au fort de Belonzio qui domine la plaine
D'où l'ennemi viendra qui me fera héros
En attendant ce jour je m'ennuie quelquefois
Alors je vais au bourg boire avec Don Pedro
Il boit à mes amours et moi à ses chevaux

Je m'appelle Zangra je suis vieux Colonel
Au fort de Belonzio qui domine la plaine
D'où l'ennemi viendra qui me fera héros
En attendant ce jour je m'ennuie quelquefois
Alors je vais au bourg voir la veuve de Pedro

Comme vous le voyez, les modifications sont infimes et pourtant elles traduisent l'évolution d'un homme miné par l'attente. Le dernier vers du quatrième sizain annonce déjà l'irréparable :

Je parle enfin d'amour mais elle de mes chevaux

Zangra pressent qu'il est déjà trop tard, qu'à force d'attendre il est passé à côté de l'essentiel. Jacques Brel peut alors entamer le tercet final :

Je m'appelle Zangra hier trop vieux Général
J'ai quitté Belonzio qui domine la plaine
Et l'ennemi est là je ne serai pas héros.

Mais j'ai bien conscience qu'il me faudrait analyser la musique pour que ce billet soit complet, et là je vous demande la plus grande indulgence. Trois instruments dominent et se répartissent la narration. Chaque strophe est scindée équitablement : l'accordéon qui précède et accompagne le début de chaque couplet, retranscrit la marche militaire. Il y a la volonté et la détermination du héros, mais au fil de la chanson, le rythme ralentit, se fait plus poussif, à l'image du colonel vieillissant. Sur les trois derniers vers de chaque couplet, le violon nous raconte avec douceur les visites de Zangra au bourg. Il y a la une vraie rupture, Zangra semble pouvoir respirer, oublier cette faction interminable. Le troisième instrument, le piano, fait le lien entre l'attente au fort et le retour à la civilisation. Quelques notes à peine, très légères, qui évoquent les trois petits points de nos livres. Et puis, à intervalles réguliers, tous les instruments se taisent pour mettre en exergue les fins de certains vers, comme des refrains dans le refrain.

Il faudra malheureusement vous contenter de cette piètre analyse musicale, car même même si j'y ai mis tout mon cœur, je mesure l'étendue de mon ignorance en ce domaine. Mais qu'importe, ce dont je voulais vous parler ici, c'était cette façon si diamétralement opposée de parler de l'attente ( plus de 250 pages d'un côté et à peine 3 minutes 20 de l'autre). Et pourtant, il me semble que le temps s'éternise également chez Brel. En usant des ellipses et d'une construction proche de la litanie, Brel parvient à son tour, en un temps extrêmement court, à faire surgir l'attente insoutenable.

Et pour revenir à notre élève, - vous savez, celui qui avait choisi Le désert des Tartares comme fiche de lecture ? - Et bien figurez-vous qu'en corrigeant son devoir, je me suis aperçu qu'il avait fait un simple copié-collé des billets publiés dans la blogosphère à propos de ce roman. Cela avait été l'occasion d'un fou rire entre Flo et moi, puisque je me suis rendue compte que j'allais la noter, elle et non l'élève. Mais ça, c'est une autre histoire....

Laurence