Sur la lecture est la préface que Marcel Proust écrivit en 1905 pour sa traduction de Sésame et les Lys de John Ruskin (qui m'est totalement inconnu). Mais cela n'est pas le plus important. Ce texte est un véritable éloge de la lecture et comme annoncé en quatrième de couverture – pour une fois, je suis d'accord avec une quatrième – il prépare bien à celle de la Recherche.
Comment cela, me direz-vous ? Tout simplement parce que M. Proust y donne sa conception de la lecture, développe les liens puissants qui peuvent lier le lecteur et cet acte, cette propension qu'ont les grands lecteurs de se couper du monde tout en intégrant dans leurs souvenirs de lecture les petites choses qui se sont déroulées durant cette même lecture. L'extrait choisi illustrera mieux cette idée.
 
Ce texte prépare à la Recherche donc, parce que court – 62 pages avec les notes qui valent leur pesant aussi – on a tout loisir de bien comprendre le style inimitable de Marcel Proust, d'en suivre le rythme particulier, si lent de ses phrases, ses digressions qui ont toujours fait croire que lire du Proust était une vraie torture, d'un ennui indicible. Grâce ce court texte, je sais maintenant comment lire ce célèbre classique de la littérature française. L'auteur m'en a donné la clé.
 
Mais revenons à Sur la lecture. Il s'agit bien d'un éloge à la lecture. Pour ce faire, l'auteur y donne toute sa puissance d'écriture et d'évocation de son érudition, citant d'autres plumes tout aussi célèbres. John Ruskin évidemment, Sainte-Beuve, Shakespeare ou bien Schopenhauer. C'est aussi Descartes pour qui « la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés qui en ont été les auteurs ».
 
Pour Proust :

Tant que la lecture est pour nous l'initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n'aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l'esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l'effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n'avons qu'à prendre la peine d'atteindre sur les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d'esprit. 

En résumé, la lecture doit être un outil pour notre évolution interne, pour mieux avancer. « Il semble [même] que le goût des livres croisse avec l'intelligence, un peu au-dessous d'elle, mais sur la même tige.... »
 
Je cesse là sinon je vais vous donner tout le livre en extrait. Il y a tant de sujets à réflexion, à discussion dans ce texte que l'on pourrait tenir des heures et des jours.
Vous dire que j'ai apprécié cette lecture n'est plus nécessaire, vous l'aurez compris par vous-mêmes. J'ai aussi découvert un auteur d'une grande érudition, avec une plume d'une élégance rare, soignée, très imagée (d'accord 6 pages pour présenter sa chambre chez son oncle - d'où parfois ce qui peut être pris pour des longueurs assommantes, je vous l'accorde), d'un humour notable, et parfois un sens critique pas piqué des vers !!! Balzac et Théophile Gautier, l'ont senti passer.
 
Monsieur Proust, vous m'avez enchantée. Bientôt je l'espère, nos retrouvailles avec A la recherche du temps perdu.

Dédale

Extrait :

Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayans si pleinement vécus que ceux que nous avons passés avec un livre préféré. Tout ce qui, semblait-il, les remplissait pour les autres, et que nous écartions comme un obstacle vulgaire à un plaisir divin : le jeu pour lequel un ami venait nous chercher au passage le plus intéressant, l'abeille ou le rayon de soleil gênants qui nous forçaient à lever les yeux sur la page ou à changer de place, les provisions du goûter qu'on nous avait fait emporter et que nous laissions à coté de nous sur le banc, sans y toucher, tandis que, au-dessus de notre tête, le soleil diminuait de force dans le ciel bleu, le dîner pour lequel il avait fallu rentrer et où nous ne pensions qu'à monter finir, tout de site après, le chapitre interrompu, tout cela, dont la lecture aurait dû nous empêcher de percevoir autre que l'importunité, elle en gravait au contraire en nous un souvenir tellement doux (tellement plus précieux à notre jugement actuel, que ce que nous lisions alors avec tant d'amour), que, s'il nous arrive encore aujourd'hui de feuilleter ces livres d'autrefois, ce n'est plus que comme les seuls calendriers que nous ayons gardés des jours enfuis, et avec l'espoir de voir reflétés sur leurs pages les demeures et les étangs qui n'existent plus.

Sur la lecture
Éditions Actes Sud – 62 pages