Les livres sont l’air qu’elle respire, ses jours et ses nuits, elle s’y perd, elle y vit, abolissant les frontières entre fiction et réalité. Avec un tel amour des livres, cela n’étonnera personne que Sonietchka trouve un emploi dans une bibliothèque, où elle passe ses journées enfermée dans le sous-sol, parmi les fiches, les catalogues, jamais rassasiée, jamais ennuyée, toujours heureuse. C’est là qu’elle recevra une demande en mariage, dans ce même sous-sol de bibliothèque, d’un peintre voyageur, libéré les camps de concentration. Et qu’elle l’acceptera. Le bonheur qu’elle vivra ensuite avec son mari, puis sa petite fille est tel que les livres passent au second plan. Malgré les difficultés, malgré les problèmes, elle reste éperdue de bonheur. Mais un jour, son univers s’effondre. Et tout naturellement, elle se tourne vers ses chers amis, ses livres. Elle s’y replongera pour ne pas voir son malheur, pour oublier et rester heureuse malgré tout.

Ce roman aurait pu s’appeler Sonietchka ou l’héroïsme paisible. Le personnage de Sonia est un personnage héroïque. Pas dans le sens où elle fait des choses héroïques, non, elle ne sauve personne des flammes, elle n’invente pas de vaccin contre une maladie répandue. Mais elle est résolument heureuse. Envers et contre tous et tout, elle est heureuse. Dans sa jeunesse, elle trouve le bonheur dans l’évasion que lui permettent les livres. Mariée, son époux et sa fille constituent la seule source de son bonheur. Et quand cette source se tarit, quand elle doit tourner la page, elle revient vers ses premières amours, les livres, sans se départir de son bonheur. Le bonheur et le positivisme semblent être innés chez elle. Et personnellement, je trouve cela héroïque. Il est très difficile d’être heureux, même quand la vie est dure. Il est difficile de faire comme elle abstraction de tout pour rester heureuse. Cela demande une bonne dose de positivisme ou d’être complètement détachée de tout. Dans le cas de Sonia, je pencherais plutôt pour la première solution. Pendant quelques pages (car c’est un roman court, 117 pages uniquement dans l'édition grand format), nous partageons sa vie et les petits bonheurs qui la constituent : sa maison, le fait d’allaiter sa fille en pleine nuit et de sentir son mari à côté d’elle, la jeune fille qu’elle recueille et adopte presque, une couleur, une odeur. Durant ces quelques pages, on se sent imprégné par elle et son positivisme devient contagieux, on le sent qui nous envahi.

Ce roman m’a touché. Il a remué une corde sensible en moi. Je l’ai aimé sans restriction. Pendant les deux heures qu’a duré la lecture de ce roman, je me suis sentie dans la peau Sonietchka, j’ai été Sonietchka. J’ai été résolument positive, heureuse. J’ai oublié que la vie apporte son lot de problèmes pour ne penser qu’aux joies qu’elle procure. Je vous conseille à tous de lire ce roman. On n’en ressort pas forcément indemne, mais ce n’est pas plus mal. Un roman à classer dans les incontournables, je pense.

Pimpi

Extrait :

Pendant vingt années, de sept à vingt-sept ans, Sonietchka avait lu presque sans discontinuer. Elle tombait en lecture comme on tombe en syncope, ne reprenant ses esprits qu’à la dernière page du livre.
Elle avait pour la lecture un talent peu ordinaire, peut-être même une sorte de génie. Les mots imprimés avaient sur elle un tel empire qu’à ses yeux, les personnages imaginaires existaient au même titre que les être vivants, que ses proches, et les nobles souffrances de Natacha Rostov au chevet du prince André mourant avaient la même authenticité que le chagrin déchirant qu’éprouva sa sœur lorsqu’elle perdit sa petite fille de quatre ans par suite d’une négligence stupide : bavardant avec une voisine, elle n’avait pas vu basculer dans le puits la fillette boulotte et pataude au regard paresseux…
Qu’était-ce au juste ? Une incapacité totale à comprendre l’élément de jeu présent dans tout art, la confiance ahurissante d’une enfant attardée, une absence d’imagination abolissant la frontière entre le fictif et le réel, ou bien, au contraire, la faculté de se laisser si complètement absorber par un monde imaginaire que tout ce qui restait en deçà des limites de cet univers perdait son sens et sa substance ?
Ce goût pour la lecture, qui prenait l’allure d’une forme bénigne d’aliénation mentale, la poursuivait jusque dans son sommeil. Même ses rêves, on peut dire qu’elle les lisait. Quand elle rêvait de romans historiques palpitants, elle devinait d’après le déroulement de l’intrigue le style des caractères typographiques et, par une sorte d’instinct bizarre, sentait les alinéas et les points de suspension. Cette confusion intérieur liée à la passion anormale s’aggravait même pendant son sommeil, elle devenait alors une héroïne ou un héros à part entière et vivait à cheval sur la frontière fragile entre la volonté de l’auteur, qu’elle sentait intuitivement et connaissait intellectuellement, et son propre désir de mouvement, d’aventure, d’action.


Éditions Folio - 120 pages
traduit du russe par Sophie Benech