Avec Le boulevard périphérique, Henry Bauchau s'éloigne de la mythologie. Le narrateur de cette histoire, où l'on comprend aisément qu'il s'agit de l'auteur, rend visite à sa belle-fille, Paule, hospitalisée pour un cancer dont on a peu d'espoir de la voir s'en sortir, même si on donne le change. Jour après jour, le narrateur emprunte les transports en commun, bus, métro ou la voiture pour lui apporter soutien et un peu d'espoir coûte que coûte. Ce chemin répété, ces portes du périphérique qu'il ne peut s'empêcher de compter inlassablement, font remonter les souvenirs de ses années de guerre, en Belgique, de son amitié avec Stéphane, celui qui lui a appris la montagne, à dépasser sa peur et sa fatigue et mort de façon énigmatique. Stéphane, un homme de l'acte, au charisme silencieux, un homme solaire que personne même son bourreau ne peut s'empêcher d'aimer. A la libération, le narrateur apprendra les conditions du décès de son ami et rencontrera également Shadow, le bourreau.

Même si le décor de cette histoire est gris, les sujets dès plus sombres : la mort, la disparition, les relations entre victime et bourreau, la vieillesse; l'auteur nous apporte pourtant une beauté lumineuse. Il se dégage de cette lecture une immense espérance dans la vie. Tout cela est écrit de façon magistrale, avec beaucoup de sensibilité, d'élégance, une puissance des mots, tout en retenue, dignité mais sans fausse pudeur. Tout ce que j’avais déjà trouvé dans mes précédentes lectures. Le lien entre les scènes du passé et celles du présent est très subtil, presque intuitif. Rien ne heurte l’écriture, la réflexion du narrateur, et par conséquent la lecture. On ne peut qu'être emporté par ces moments de profonde humanité décrite par l'auteur. Comme cet affrontement entre les villageois et la troupe de SS, protégé par ce mur de milliers de mères, femmes, épouses hurlant d'un seul cri venu des tripes contre la barbarie, la guerre, l'innommable. Mais il y en a tant d'autres au fil des pages.

Henry Bauchau est âgé de 95 ans. Il offre là une histoire admirable.. j'espère peut être pas la dernière.

Dédale

Du même auteur : Œdipe sur la route, Antigone, La lumière d'Antigone, Déluge, Les vallées du bonheur profond, Le régiment noir

Extrait :

Ce que j'ai fait de mon enfance, je n'en sais rien, je l'ai perdue en partie, mais il en reste des traces effilochées à tous les buissons, à toutes les ronces de ma vie. Peut-être que quelque chose renaîtra, ce n'est pas mon affaire maintenant. Ce que je vois dans le regard, dans la souffrance de Shadow, c'est peut-être que Stéphane avait gardé sa légèreté d'enfance, n'ayant rien eu d'autre. Ayant sans doute accepté de n'avoir rien d'autre. Alors que Shadow est mort à son enfance, qu'il est tout entier adulte, dans la terrible pesanteur de cet état. Ce qui se croise dans nos regards, c'est notre double pesanteur braquée sur le passage aérien et ferme de Stéphane. Je perçois en même temps la pesanteur effrayante de Shadow. Une pesanteur satanique où tout est puissance, métaux, lourdes matières de l'esprit. Si je pèse peu c'est par rapport à la formidable concentration d'énergie et d'esprit et d'intelligence métallique de Shadow. Moi aussi, je pèse lourd avec ma cargaison d'espoirs, de désirs, d'amours en regard de la petite barque et de la grande voile blanche de Stéphane. Tous deux sont allés bien plus loin que moi dans la réalité, Shadow dans la pesanteur, dans la dure complexité du monde, Stéphane dans l’allègement, dans une allégresse blessée par la vie, dans un soulèvement de plante qui sort de la terre sans savoir encore s'il y a un soleil.

Le boulevard périphérique
Éditions Actes Sud - 255 pages