La jeune femme a prévenu le colonel : si il veut entendre l'histoire de ce livre infini, il lui faudra écouter une multitude d'autres histoires, car ce livre est à la fois un et multiple.
Au départ, donc, il y a un château en Slovaquie ; un château mobile où rien n'est définitif : les murs, les meubles, les pièces, tout est en perpétuel mouvement, chaque espace se redéfinit en permanence. Ce château appartient au comte d'Ostrov qui est fasciné par les énigmes et les rouages du temps ; à lui seul, ce lieu est déjà fascinant et l'on prend plaisir à imaginer ce qu'il pourrait être dans la réalité. Mais le comte d'Ostrov a un ego sur-dimensionné, il veut ce que personne ne possédera jamais. Il demande donc à sa fille, Irena, de convoquer au château un imprimeur facétieux qui s'amuse des mots et des formes. Mais le pauvre Nicolas Flood est bien ennuyé face à la demande du comte. Un livre infini, comment est-ce possible autrement qu'en imagination? Comment concrétiser un livre qui n'ait ni début ni fin, que l'on puisse ouvrir n'importe où, même à la dernière page, et [se] trouver au début d'une histoire ?
Ce que Nicolas Flood n'avait pas prévu, c'est que cette quête le mènerait très loin hors des murs du château,  et que tel Ulysse, il ferait au cours de son voyage des rencontres plus étonnantes les unes que les autres.

Un jardin de papier est construit comme les poupées gigognes : chaque histoire en renferme une autre, chaque rencontre est propice à un nouveau conte. Ce roman tient à la fois des milles et une nuit et de l'Odyssée : c'est un voyage dans le temps, l'espace et le merveilleux. Au cours de ses péripéties, Nicolas Flood croisera un homme à douze doigts, des automates de porcelaine, des femmes pirates, un île d'algues, un puits sans fin, un jardin de pierres précieuses... Il parcourra des contrées imaginaires, mais aussi Alexandrie, ville de la mémoire brûlée, et la Chine, pays du papier et de l'impression.

Mais ce qui est réellement au centre de ce roman, c'est l'objet livre lui-même. Bien que certains éléments soient totalement irréalistes (tout en restant vraisemblables), Thomas Wharton se montre particulièrement précis concernant tout le travail des imprimeurs du 18ème siècle : la presse, les formes, la typographie, la reliure, le papier... On suit avec attention tout le processus de création Du Livre et Thomas Wharton parvient à nous transmettre ce savoir en nous donnant l'impression qu'il nous raconte le plus beau conte qui soit. Tout au long du récit, les hommages au livre sont nombreux et tout lecteur assidu se reconnaîtra facilement dans certaines déclarations.

Parfois on rêve de s'évader vers un autre partie du livre.
On s'arrête de lire, on laisse défiler les pages entre le pouce et l'index, on épie l'histoire dans sa fuite en avant, non pas au-dessus du monde, mais à travers lui, à travers les forêts, les complications, le chaos des intentions, les villes.
Plus on approche des dernières pages, plus on galope dans le livre, de plus en plus vite, et soudain, le pouce relâche son étreinte, on s'échappe de l'histoire et on revient à soi. Le livre n'est plus qu'un fragile réceptacle de toile et de papier. On est allé partout et nulle part.

Pourtant, le livre infini ne peut se comparer aux autres. Il ne peut être un simple assemblage de feuilles noircies par l'encre. Son histoire doit forcément être singulière et les questions qu'il soulève, universelles. Thomas Wharton en profite donc pour aborder des sujets plus philosophiques, sur le temps qui passe, la folie, l'incertitude. A propos d'incertitude, il est intéressant de constater comment pour cet auteur, l'existence des côtiers ne devient concrète qu'à l'arrivée des bateaux. Ainsi, à l'inverse de Brel pour qui « il y a les vivants et ceux qui sont en mer », dans le Jardin de papier, ce sont les marins qui semblent réellement vivre :

Québec ne croyait en sa propre existence que lorsqu'on apercevait des voiles blanches à l'horizon. Alors, tout autour de lui, les gens, pâles fantômes d'hiver revenant brusquement à la vie, se redressaient comme des marionnettes.

Voilà, ce livre est comme l'objet qu'il est censé raconter : un et multiple. Bien sûr, le roman de Thomas Wharton, à l'inverse de celui de Nicolas Flood, a bien une fin (encore que...) et est un objet tangible. Mais c'est une fable magnifique dédiée à tous les amoureux des livres.

Lire aussi l'avis d'Arsenik_

Laurence

Extrait :

- Je voudrais, monsieur Flood, que vous créiez pour moi un livre infini.
- Infini?
- Nekonecny. Unendlich. Infinite. Un livre sans fin. Remarquez qu'il n'aurait pas de commencement non plus.
Un petit coup de poignet du comte, et la serviette pliée s'ouvrit en claquant comme une voile qui prend le vent.
- Comment vous vous y prendrez, cela ne regarde que vous. Ma seule condition est que vous apportiez à cette entreprise chaque parcelle de votre intelligence, de votre imagination et de votre esprit naturels. Pas de trucage en carton, pas de plaisanterie de bas étage. J'en ai déjà des étagères pleines. Non, ce devra être un livre qui reflétera vraiment ce que j'ai accompli ici. Un livre qui posera une énigme, mais sans la résoudre.
- Je ne pense pas qu'il soit possible à quiconque...
- Ne tentez pas de résoudre immédiatement ce problème. On n'attrape pas l'infini d'un seul bon. Il est comme une ville fortifiée qui doit être observée en cachette, explorée et minée soigneusement par en dessous. Vous êtes jeune. Les temps est encore de votre côté.


Éditions Panama - 370 pages