Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? est le récit totalement déjanté, brodé autour d'une idée toute simple. Trois appelés du contingent essaient tant bien que mal de faire réformer Karamachin – à moins que cela ne soit Karatruc. Zut ! Un gars qui change de nom tout le temps – qui ne veut pas aller en Algérie pendant la guerre d'indépendance. Après moult kilomètres parcourus sur un vélomoteur pétaradant, des litres d'alcools ingurgités, parce que réfléchir cela donne soif, Henri Pollak et ses amis civils qu'il retrouve du côté de Montparnasse là où est la fille qu'il a dans la peau, trouvent une solution. Il faut casser le bras de Karamachin ainsi il ne pourra être enrôlé. Pourtant sous cette histoire amusante et drôlatique, Georges Perec glisse tout de même ce qu'il pense des méthodes d'enrôlement forcé pour des actions militaires auxquelles il ne souscrivait pas.

Sous la plume de Georges Perec, le lecteur appréciera la virtuosité de l'auteur à utiliser toutes les figures de styles pouvant exister (toutes listées en fin d'ouvrage si l'on veut creuser un peu plus l'affaire), de références à d'autres auteurs. C'est d'une richesse sans bornes. Une de ces histoires que l'on peut lire et relire à volonté et à haute voix pour mieux savourer ces jeux de mots. Une histoire qui pourrait même servir à l'occasion d'antidépresseur. Guérison assurée tant c'est amusant, inventif, imagé, tant cela fait du bien.

D'ailleurs, je vais me le relire juste pour le plaisir.

Du même auteur : Un cabinet d'amateur, Tentative d'un lieu d'épuisement d'un lieu parisien et L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

Dédale

Extrait :

C'était un mec, il s'appelait Karamanlis, ou quelque chose comme ça : Karawo ? Karawasch ? Karacouvé ? Enfin bref, Karatruc. En tout cas, un nom peu banal, un nom qui vous disait quelque chose, qu'on n'oubliait pas facilement. C'aurait pu être un abstrait arménien de l'Ecole de Paris, un catcheur bulgare, une grosse légume de Macédoine, enfin un type de ces coins-là, un Balkanique, un Yoghourtophage, un Slavophile, un Turc. Mais, pour l'heure, c'était bel et bien un militaire, deuxième classe dans un régiment du train, à Vincennes, depuis quatorze mois. Et parmi ses copains, y'avait un pote à nous, Henri Pollak soi-même, maréchal des logis, exempt d'Algérie et des T.O.M (une triste histoire : orphelin dès sa plus tendre enfance, victime innocente, pauvre petit être jeté sur le pavé de la grande ville à l'âge de quatorze semaines) et qui menait une double vie : tant que brillait le soleil, il vaquait à ses occupations margistiques, enguirlandait les hommes de corvée, gravait des coeurs transpercés et des slogans détersifs sur les portes des latrines. Mais que sonne la demie de dix-huit heures, il enfourchait un pétaradant petit vélomoteur (à guidon chromé) et regagnait à tire-d'aile son Montparnasse natal (car il était né à Montparnasse), où que c'est qu'il avait sa bien-aimée, sa piaule, nous ses postes et ses chers bouquins, il se métamorphosait en un fringuant junomme, sobrement, mais proprement vêtu d'un chandail vert à bandes rouges, d'un pantalon tire-bouchonnant, d'une paire de godasses tout ce qu'il y avait de plus godasse et il venait nous retrouver, nous ses potes, dans des cafés où c'est que nous causions de boustifailles, de cinoche et de philo.


Éditions Folio - 111 pages