Commençons par présenter Pietro Palladini, le personnage principal. Ce milanais aisé d'une quarantaine d'année séduisante, vit un chaos calme. Il semble se trouver, avec sa fille de dix ans, Claudia, dans l’œil d'un cyclone à la suite du décès brutal de sa femme, Lara. Le hic est qu'il n'était pas présent lors du drame. Au même moment il sauvait une femme de la noyade. De quoi vous plonger pour l'éternité dans des abîmes de culpabilité et de remords ! Alors que leur entourage familial, professionnel, amical pense qu'ils sont tous les deux écrasés par la douleur, il n'en est étrangement rien. Ils sont calmes. Ils attendent tranquillement que la souffrance leur tombe dessus. Mais cette dernière se fait attendre.

Autre idée originale de cette histoire réside dans le fait que Pietro décide le jour de la rentrée scolaire de sa fille de rester devant l'école. Au fil des jours, des mois, il reste dans sa voiture ou quand le temps le permet, assis sur un banc dans le square voisin. Et là, c'est comme au confessionnal, tout le monde déboule, vient le voir sous divers prétextes, lui parler, le soutenir dans sa douleur. Mais c'est surtout l'occasion pour tous de déballer leur sac de misères, d'angoisses, leur conception du deuil, les conséquences de la future fusion de la société où Pietro est l'un des directeurs : une belle-sœur mal dans sa tête truffée d'enfants, de pères très vite disparus, en pleine crise de nerfs, une milliardaire au sex-appeal débordant, Carlo, le frère styliste faussement bien dans sa peau.... Tous vont à un moment donné perdre leur calme et dévoiler leur vraie personnalité.

J'ai trouvé cette idée vraiment intéressante. A chaque visite, on en sait plus sur les états d'âmes des visiteurs mais aussi de celui de Pietro. C'est vraiment bien fait, plein d'imagination, de moments de tendresse - le dialogue entre un enfant et la voiture de Pietro est une belle bulle de tendresse - d'humour. L'auteur y sème de temps en temps quelques réflexions bien senties sur notre société actuelle.

C'est vraiment un bon moment de lecture, même s'il échelonne sur plus de 500 pages, même si parfois je n'ai pas trop compris l'utilité de certains passages, certaines longueurs. Là, j'ai testé ma capacité à sauter quelques pages. Cela n'a en rien gêner le suivi de l'histoire rocambolesque parfois, toujours vivante, drôle voire même totalement loufoque, douce, attachante. J'ajouterai un autre bémol. Je me demande si cette histoire aurait tenu le coup si les personnages avaient été des gens comme vous et moi et pas des gens aisés voire richissimes. L'auteur lui même le souligne et à l'honnêteté de le reconnaître. Nous vivons dans une société où il faut travailler. L'oisiveté ou la possibilité de faire de long break comme Pietro s'en offre ici un, est impossible pour les gens du commun. Ce postulat bien présenté, l'histoire tient bien la route et le lecteur peut la suivre sans limite.

Ce livre a été adapté au cinéma par Antonello Grimaldi, avec Nanni Moretti dans le rôle de Pietro. Voilà, une lecture loin d'être de tout repos pour qui se plonge dans cette histoire et je me demande ce que cela va donner à l'écran. Mystère.

Dédale

Extrait :

Nous sommes en avance. Devant l'école, il y a même une bonne place où je peux me garer sans manœuvrer. Claudia s'est fait une tresse fine et elle la touche tout le temps, calme et silencieuse sur la banquette arrière. « Allez, petite fleur, on y va », lui dis-je, en voyant qu'elle s'attarde après que j'ai coupé le moteur. Et si ça lui arrivait là maintenant ? C'est le moment de nous séparer, petite fleur, de nous donner un bisou et de retourner chacun à nos tâches quotidiennes parce que la vie continue avec plus d'amour qu'avant, comme a déclaré le prêtre à l'enterrement, et maman nous bénit et nous protège du haut du ciel où son vrai Père l'a rappelée à lui (drôle de père) ; et comme tu as dix ans, on pourrait comprendre que maintenant tu relèves lentement la tête, que tu me regardes avec des yeux rouges comme dans l'Exorciste, qu'au lieu de mettre ton sac d'école neuf sur ton dos et de descendre de voiture, tu vomisses en gerbe sur ma veste les biscottes que tu viens d'avaler dans la cuisine de la maison où ta mère ne prendra plus jamais de petit déjeuner avec toi, et que tu éclates en un sabbat de sanglots et de convulsions, éventuellement en m'accusant, de front et d'une voix caverneuse, ou pire encore, dans ta tête et en silence, d'avoir laissé agoniser ta mère sous tes yeux sans même te procurer le réconfort d'être là moi aussi, tout occupé que j'étais au même moment, comme quelque génie de la psychologie te l'a raconté (je n'ai pas encore compris qui : sûrement pas Carlo, il me l'a juré), à arracher à la mort une autre femme, une autre épouse, une autre mère que je ne connaissais pas. C'est ça qui va se passer, petite fleur ? C'est ça ?


Éditions Grasset - 505 pages