Dans ces villes où se côtoie la bonne bourgeoisie anglaise, tout le monde est attentif à ce que les apparences soient sauves et les sourires de façades sont légions lors de la messe dominicale. Ce décor de théâtre ne résistera pas longtemps au drame qui va toucher la famille Aldridge : après un pique-nique un peu trop arrosé, Madame Aldrigde va se noyer sous les seuls yeux de son fils unique.
Bien sûr, personne n'ose exprimer ouvertement les soupçons qui pèsent sur le petit Lewis, après tout ce n'est qu'un enfant, mais les habitants trouvent le comportement de ce jeune garçon de plus en plus étrange : solitaire, presque mutique, il est peu à peu rejeté de la communauté. Et son père lui-même, remarié quelques mois après le tragique accident, semble plus inquiet du "qu'en dira-t-on" que du bien être de son rejeton.
Commence alors une descente aux enfers qui durera plus de dix ans...

Sadie Jones, dont c'est le premier roman, s'est attachée à brosser ici une chronique sociale des années 50 d'un réalisme sordide : à Waterford, chacun vérifie si un tel ou un tel était bien présent à la messe, si le décolleté de madame n'est pas trop plongeant et ces messieurs signent des contrats entre deux réceptions. On épate la galerie, on parle de futilités et tout le monde préserve ses petits secrets de famille. Mais la réalité est bien moins reluisante : les femmes au foyer boivent en attendant que la journée se passe et les pères battent leurs enfants à l'abri des regards.
Le parcours du petit Lewis est d'autant plus terrifiant que les solutions sont là, toutes proches, mais que personne ne veut les voir. Très rapidement le lecteur assiste impuissant au destin tragique de Lewis.

Le Proscrit n'est certes pas un roman que l'on conseillerait pour se remonter le moral tant l'histoire et l'écriture sont noires et étouffantes ; pourtant Sadie Jones réussit parfaitement son pari : on tremble et respire au côté de son jeune protagoniste, on lutte avec lui, on désespère comme lui. Les portraits psychologiques sont loin d'être caricaturaux et Sadie Jones nous ouvre un monde où la couleur grise domine. Ainsi, la belle-mère de Lewis, Alice, apparaît peu à peu comme une femme plus nuancée qu'il n'y paraissait au début, et la frontière entre les "bons et les méchants" se fait de plus en plus floue. Au-delà du parcours de Lewis et du roman psychologique, le lecteur appréciera entre autres les descriptions de cette Angleterre d'après guerre et des boites de jazz enfumées. Alors, bien sûr, la petite française qui sommeille en moi regrette un peu une "happy end" typiquement anglo-saxonne, mais après ce huis-clos oppressant, elle est finalement peut-être bienvenue. À voir.

Laurence

Extrait :

Le crachin cessa comme les paroissiens sortaient de l'église pour regagner leurs véhicules ou repartir à pied à travers le village et Elisabeth tira Gilbert jusqu'à la voiture en accélérant de plus en plus, comme pour fuir, ce qui le fit rire. De retour chez eux, ils déjeunèrent sans guère parler, ni prendre garde au goût des aliments, et l'après-midi, du moins, celui de Lewis, fut extraordinairement terne et pénible. La vue de son père, encore insolite et troublante pour lui, semblait l'empêcher de se livrer à ses activités habituelles. Il était accoutumé à une présence féminine et il se sentait inexplicablement menacé par la virilité de son père. Gilbert était certes fascinant et adorable, mais c'était aussi un intrus qui chamboulait l'équilibre du foyer. Au lieu de brûler son uniforme, il l'avait suspendu dans la penderie de la chambre d'amis où il s'habillait, mais Lewis aurait encore préféré qu'il continue à le porter et demeure une figure héroïque et distante plutôt qu'ine influence réelle dans sa vie quotidienne comme c'était le cas. En costume, avec une veste en tweed, il ressemblait davantage à un père et paraissait plus adorable, mais c'était une impression trompeuse, parce que c'était un étranger, et les choses auraient été plus simples s'il n'avait pas eu l'air d'être quelqu'un que vous connaissiez bien, sans pour autant l'être.


Éditions Buchet Chastel - 375 pages