Juste la fin du monde, écrit en 1990, est une des dernières pièces de Jean-Luc Lagarce. L’auteur a écrit cette histoire de famille et de maladie alors qu’il savait lui-même qu’il était condamné à moyen terme, car atteint du Sida. Cette pièce, sur la difficulté de communiquer des problèmes intimes dans le cadre familial, est un très beau texte, sombre et lumineux.

Cinq personnages parcourent la scène : Louis, sa mère, sa sœur Suzanne, son frère Antoine et sa belle-soeur Catherine. Rarement ces cinq personnages se retrouvent ensemble sur scène. Et lorsqu’ils se retrouvent, ils ne se parlent pas vraiment. Dans le texte, chaque personnage décrit lors d’un long monologue la manière dont il vit la situation, depuis le départ de Louis. Suzanne aurait voulu qu’il soit plus présent, Antoine lui reproche de lui avoir laissé gérer seul la vie avec leur mère. Entre Antoine et Louis, il y a une tension latente, un conflit larvé qui fait que leurs relations, malgré cette longue interruption, sont dures. Catherine essaie de raisonner son mari, mais elle n’y arrive pas vraiment.

Le spectateur sait d’emblée ce qui arrive à Louis, qu’il est condamné à brève échéance. Et comme Louis, il assiste aux discours de membres de la famille, à ses logorrhées qui ne prennent jamais en compte le revenant, ni les raisons pour lesquelles il est parti, ni celles pour lesquelles il est revenu. Par ce mécanisme, Jean-Luc Lagarce place le spectateur au même niveau que Louis : il sait ce que les autres ignorent. Ce qui crée le trouble, la dureté du texte, et amplifie la charge contre le milieu familial, censé être celui qui recueille les confidences et les difficultés de ses membres, mais qui en l’occurrence est incapable de la moindre empathie envers Louis.

Juste la fin du monde est un texte magnifique, avec un très beau travail sur la langue. Lagarce travaille en particulier l’utilisation des verbes, en les répétant sous diverses formes (présent, futur, conditionnel) pour marquer le trouble. Entrée au répertoire de la Comédie-Française l’an dernier, cette pièce est en passe de devenir un classique du théâtre francophone contemporain.

Du même auteur : Derniers remords avant l'oubli

Par Yohan

Extrait :

Scène 4
 
La Mère. - Le dimanche...

Antoine. - Maman !

La Mère. - Je n'ai rien dit
je racontais à Catherine.
Le dimanche...

Antoine. - Elle connaît ça par coeur
 
Catherine. - Laisse-la parler,
tu ne veux laisser parler personne.
Elle allait parler.
 
La Mère. - Cela le gêne.
 
On travaillait, leur père travaillait, je travaillais
et le dimanche
- je raconte, n'écoute pas -,
le dimanche, parce que, en semaine, les soirs sont courts,
on devait se lever le lendemain, les soirs de la semaine ce n'était pas la même chose,
le dimanche, on allait se promener.
Toujours et systématique.
 
Catherine. - Où est-ce que tu vas, qu'est-ce que tu fais ?
 
Antoine. - Nulle part,

je ne vais nulle part,
où veux-tu que j'aille ?
Je ne bouge pas, j'écoutais.
Le dimanche.
 
Louis. - Reste avec nous, pourquoi non ? C'est triste.
 
La Mère. - Ce que je disais :

tu ne le connais plus, le même mauvais caractère,
borné,
enfant déjà, et rien d'autre !
Et par plaisir souvent,

tu vois là comme il a toujours été.
 
Le dimanche
- ce que je raconte -
le dimanche nous allions nous promener.
Pas un dimanche où on ne sortait pas, comme un rite, je disais cela, un rite,
une habitude.
On allait se promener, impossible d'y échapper. 


Éditions Solitaires Intempestifs  -  78 pages