Emily Dickinson est née le 10 décembre 1830, dans une bourgade du Massachusetts, dans un milieu très puritain. Très vite, la jeune fille s'oppose à cette conception de vie et de religion. En lutte avec son père, homme politique et avocat célèbre, corseté dans ses principes, elle se crée un monde bien à elle via l'écriture. C'est ainsi, que de quatrains en quatrains, de vers en épîtres adressées à ses amis, amants de pensée, de vingt ans jusqu'à son décès, elle va offrir dans l'anonymat le plus complet – elle ne sera jamais éditée de son vivant – une œuvre d'une richesse incroyable tant par la quantité que par sa qualité.

Car « la dame blanche » de Christian Bobin écrit sur tout, tout le temps. Elle peut griffonner un poème sur l'enveloppe du chocolat dont elle se sert pour faire un gâteau, comme elle peut écrire dans la remise fraîche et calme où elle écrème le lait. Elle consacre sa vie au jardinage, aux amours imaginaires et à la poésie.

Pour Emily, écrire est une manière d'apaiser la fièvre du premier matin du monde, qui revient chaque jour.

Pour sa famille, vivre sous le même toit qu'un tel personnage n'est pas de tout repos non plus. Pour sa mère, souffrant elle-même de dépression chronique, reine de mélancolie, coincée entre un mari puritain, enfermer dans sa tour de principes et une fille poète, cela n'arrange rien.

Un poète, c'est joli quand un siècle a passé, que c'est mort dans la terre et vivant dans les textes. Mais quand c'est chez vous, un enfant épris d'absolu, bouclé dans sa chambre avec ses livres, comme un jeune fauve dans sa tanière enfumée par Dieu, comment l'élever ? Les enfants savent tout du ciel jusqu'au jour où ils commencent à apprendre des choses. Les poètes sont des enfants ininterrompus, des regardeurs de ciel, impossibles à élever.

Au fil des mots, on sent bien toute l'admiration de l'auteur pour cette femme qui vit la poésie à chaque seconde, dans chaque geste du quotidien. Dans cette famille frappée par de nombreux décès touchant des membres de la famille, des hommes aimés vertueusement par la dame blanche, des amis, Emily sait quelque chose que les autres ne savent pas. Elle sait que nous n'aimerons jamais plus d'une poignée de personne et que cette poignée peut à tout moment être dispersée, comme les aigrettes du pissenlit, par le souffle innocent de la mort. Elle sait aussi que l'écriture est l'ange de la résurrection.

Quand on connaît un peu le propre monde de Christian Bobin, on se demande parfois à la lecture de cette histoire, qui n'a rien d'une biographie au sens strict, si ce que l'on lit est de lui ou bien de sa dame blanche tant la douceur, les idées des deux poètes se confondent. C'est assez impressionnant.

On pourrait pointer au fil des pages toutes des phrases marquantes et se demander qui des deux les auraient écrites :

les livres qui apprennent que rien n'est jamais fini puisque à chaque nouvelle lecture le texte est frais comme une neige tombée la nuit

ou bien

L'intelligence n'est pas de se fabriquer un petite boutique originale. L'intelligence est d'écouter la vie et de devenir son confident.

Je me demande quelle aurait pu être la vie d'Emily si un éditeur un peu curieux et ambitieux s'était lancé à publier ses textes. Assurément, cela aurait été un séisme d'importance dans le monde des lettres de l'époque. Mais voilà, Emily aimait rester éloignée de tout et de tous. A sa mort, le 15 mai 1886, sa famille a censuré, modifié certains textes mais l'œuvre a vu le jour.

Je me dis qu'il me faudra relire cette Dame blanche de Christian Bobin après la lecture de quelques œuvres de la si pure Emily. Un tel personnage doit tout de même valoir l'effort tant l'auteur a si bien aiguillonné la curiosité de ses lecteurs.

Dédale

Du même auteur : Geai, L'inespérée, La présence pure, Isabelle Bruges, Les ruines du ciel, Carnet du soleil, L'homme-joie.

Extrait :

La maison natale est tournée d'un côté vers la rue principale affairée, de l'autre vers le visage en extase de l'éternel : un verger propose les poèmes inspirés de ses arbres fruitiers, la prose d'un potager aligne ses dictées annotées à l'encre rouge d'un fraisier, et la Bible grande ouverte d'un pré, enluminée de marguerites et de boutons-d'or, est déchiffrée tout le jour par des centaines de papillons théologiens. Il y a aussi une serre que son père a fait construire pour Emily, une étroite chapelle de verre qui lui permet de poursuivre sa conversation avec les fleurs rares au plus fort de l'hiver.

Emily a deux tables sur lesquelles elle aime écrire, l'une dans sa chambre, l'autre dans le salon. Un chèvrefeuille appuie ses arabesques contre la vitre du salon et, par la fenêtre entrouverte de sa chambre, l'été, du côté du pré, les chants qui s'élèvent du sorbier aux oiseaux bénissent son écriture. Les poèmes serrés sur le papier diffusent la même lumière d'or que le blé rassemblé en meules dans le pré. Ce ne peut être le paradis puisque l'on doit mourir. C'est quelque chose qui y ressemble, qui rassure et qui trompe.

La famille Dickinson, durant la petite enfance d'Emily, n'est que locataire d'une partie de la maison de briques. L'autre est habitée par le propriétaire, directeur d'une manufacture de chapeaux, Deacon David Mack. Sa raideur vertueuse, sa tête de lion blanchi et ses yeux bleus qui brûlent inquiètent les enfants Dickinson, persuadés de croiser Dieu en haut-de-forme plusieurs fois par jour. Malgré ce voisinage, une confiance règne dans les premières années. Sa mère recommande à Emily de ne pas aller seule dans les bois environnants : les serpents l'y piqueraient, les fleurs l'empoisonneraient et un sorcier l'enlèverait. L'enfant que ces dangers émerveillent s'échappe, bat la campagne, revient, dit n'avoir vu « que des anges » encore plus intimidés qu'elle par cette rencontre.

Chacun fait de son malheur sa maison même. Plus que dans la maison de bois ou dans celle de briques, Emily passe son enfance dans le codeur de celle qui, pour n'exister pas, existe trop. La broche étincelle sur la maigre poitrine maternelle. Les rares sourires de la divinité sont inoubliables. « Les deux choses que j'ai perdues avec l'enfance : le ravissement de perdre mes souliers dans la boue et de retourner à la maison pieds nus, cherchant dans l'eau les fleurs rouge cardinal, et les reproches de ma mère, plus par souci pour moi que par vraie contrariété, car si elle fronçait les sourcils, c'était en souriant ».


Éditions Gallimard Folio - 125 pages