Des trois livres d'Ananda Devi que j'ai lus pour le moment, Soupir est mon préféré. En 2006, j'étais tombé par hasard sur un de ses romans (Le voile de Draupadi) en faisant des recherches bibliographiques sur le Mahabharata ; j'avais continué ensuite avec Indian Tango ; deux romans étourdissant aussi bien par la richesse des images recherchées qu'ils contiennent que par la faculté de l'auteure à déstabiliser le lecteur au premier abord. Par exemple, comment ne pas être troublé par l'incipit d'Indian Tango :

Avril 2004

L'agenouillement a lieu dès leurs premiers pas dans la maison.

Aucun préambule. À peine un instant d'hésitation, de flottement, avant le geste et la déroute qui s'ensuit ; le raz de marée de soie effondrée.

Nonobstant le voile d'exigences et d'efforts que peuvent revêtir ses romans pour le lecteur, j'apprécie cette auteure et je compte bien continuer à lire ses livres (plutôt nombreux, voir son site pour la liste).

Dans ce roman, Ananda Devi nous fait explorer, par couches successives, les brisures de ses personnages et des lieux. Handicap, violence, prostitution, esclavage. Le narrateur principal, Patrice l'Éclairé nous raconte le désespoir de ses voisins d'infortune, sous une forme qui ressemble à un cauchemar en moult tableaux. Dotés de divers niveaux d'incarnation, plusieurs spectres font d'ailleurs des apparitions. La noirceur de ce séjour est aussi accentuée par l'utilisation de quelques rugueuses expressions créoles.

On pourrait reprocher à cet ouvrage d'être confus — j'ai parlé de cauchemar — dans la mesure où de nombreux éléments du tableau général sont cachés ou flous ; on ne sait pas très bien quels sont les âges des personnages, ni quelle est la réalité des liens qui les unissent ou non (le roman comporte plusieurs cas de filiations plus ou moins fantasmées). Au contraire, je trouve que cela permet de créer une atmosphère très particulière autour du lieu-dit Soupir et illustre l'égarement dans lequel les personnages se sont perdus. Ce procédé littéraire ne plaira sans doute pas à tout le monde, mais il y a là une recherche évidente d'une manière originale de raconter une histoire !

L'extrait qui suit évoque un personnage qui restera particulièrement mystérieux. Royal Palm, ainsi appelé parce qu'il avait été jeté à la naissance dans une poubelle, enveloppé dans une serviette d'un hôtel de ce nom, semble faire partie du décor. Plus ou moins adopté par la terre de Rodrigues, il se tient à l'écart de la civilisation.

Du même auteur : voir la bibliographie d'Ananda Devi.

Joël

Extrait :

Cette fois, la mère n'est pas là et il peut en toute tranquilité prendre des photos des petits, échevelés, le bec presque aussi grand que le corps, et toute leur hargne d'adultes déjà contenue dans leur cri. [...]

Les photos prises, il s'apprête à remonter. Mais un regard en arrière, sur la mer qu'il surplombe, l'arrête. C'est un de ces moments du jour où la rive se confond avec l'océan, et l'espace élastique et discontinu devient étal comme une paume. Il n'y a plus d'île. Il n'y a plus qu'un lieu argent sans ciel ni terre, où l'âme s'élargit et se démesure. Royal Palm ne sait plus ce qu'il fait là ni qui il est. Il a l'impression que son cœur va se briser. Il ne comprend pas que c'est la beauté qui l'assaille tout à coup. Que c'est le cœur de l'île qui se met à battre en lui et lui semble insupportable. Le soleil invisible creuse un trou dans toute cette blancheur. Il pourrait s'y fondre, s'envoler soudain et se laisser absorber par le vide et malgré tout il serait lui, l'enfant crépusculaire et solitaire que personne ne connaît. L'enfant qui pourrait étendre ses ailes et pousser un grand cri de triomphe en s'élançant au-dessus de l'abîme, mais qui ne le fait pas encore, parce qu'un jour un oiseau au regard droit lui a fait don de vie et lui a intimé l'ordre de continuer, pour quelque temps encore.

Il comprend alors que le rapace ne l'avait pas tué parce que, une fois de plus, le sursis s'était prolongé. Quand le moment viendrait, il s'y livrerait avec grâce.

Ses mains ni ses jambes ne tremblent plus, alors qu'il remonte sans hésiter vers le sommet.


Éditions Gallimard Continents noirs  -  224 pages