Commençons par résumer rapidement l'histoire, puisqu'il faut en passer par là : dans un pays indéterminé, un 1er janvier, la mort s'est mise en grève. Plus personne ne meurt à l'intérieur des frontières. Mais cela ne veut pas pour autant dire que l'on ne vieillit plus ou que l'on n'est plus malade. Non, seulement, impossible pour les agonisants de passer de vie à trépas. À première vue, cela pourrait passer pour une bénédiction, mais c'est un leurre dont la population va rapidement se rendre compte. À commencer par les entrepreneurs de pompes funèbre qui se retrouvent du jour au lendemain au chômage technique. S'il n'y avait que cette corporation qui avait à souffrir de cette nouvelle situation, le pays pourrait à la limite se satisfaire de cette étrangeté. Mais la mort est une pierre fondatrice de nos sociétés ; sans elle toute l'économie du pays est mise en faillite : comment gérer les hôpitaux et les maisons de retraite surpeuplés ? que faire de ces agonisants qui refusent de passer dans l'au-delà ? pourquoi payer des assurances vie qui ne servent plus à personne ? Et surtout, comment justifier pour l'Église cette foi qui ne repose que sur la promesse d'un paradis après la vie ? Le premier ministre et son équipe feront face tant bien que mal et tenteront de trouver des solutions. Mais au bout de six mois, la mort (avec une minuscule s'il vous plaît) décide de reprendre son activité. Et là encore, rien n'est simple... Mais la plus grande surprise est finalement pour la faucheuse qui rencontre un violoncelliste qui refuse de mourir.

Comme je le précisais en début de billet, Intermittences avec la mort fait partie de ce que la littérature a de meilleur. L'idée de départ pourrait s'apparenter à un sujet de bac philosophie (je me souviens d'ailleurs avoir planché pour mon propre bac sur "Peut-on vouloir être immortel ?" et l'adolescente que j'étais aurait eu sûrement plus de choses à raconter si elle avait lu ce roman). Jose Saramago démontre avec maestria tout ce que ce rêve peut avoir d'inconsidéré ; il n'omet aucune situation et propose une réflexion riche et pertinente sur notre rapport à la mort et la vie. Mais ce qui est magistral dans ce récit, c'est la façon dont l'auteur nous la livre.
L'écriture de Jose Saramago est extrêmement dense : chaque chapitre est un paragraphe de plusieurs dizaines de pages, sans retour à la ligne, sans démarcation physique pour les dialogues (seules les majuscules nous indiquent les changements d'interlocuteurs), sans point d'interrogation, d'exclamation et avec une présence très parcimonieuse de points finaux. Car si la mort n'est plus, il n'y a plus de fin, donc plus de points. Tout cela est d'une logique implacable. Alors - me direz-vous - un texte, dans lequel les phrases s'éternisent et s'étalent parfois sur des pages et des pages, doit être très difficile à suivre ? Et je vous répondrai que c'est là qu'opère la magie de la littérature.
Le récit de José Saramago, malgré sa structure - ou peut-être grâce à elle -, est d'une fluidité à couper le souffle. Les mots coulent de source, on se laisse porter avec délice par cette mélopée, comme on écouterait émerveillé un violoniste virtuose jouer une partition particulièrement difficile. Et ce qui est plaisant, c'est que loin d'être pompeux, José Saramago s'amuse ; tout en enchaînant les doubles croches avec une grande maîtrise, il ponctue son texte d'un ironie mordante et d'un humour absolument délicieux. Cela relève d'autant plus de l'exploit que pendant les deux tiers du récit, l'auteur n'offre pas à son lecteur de personnages auxquels il pourrait s'identifier. Il est un narrateur extérieur, un observateur qui décrit le marasme dans lequel tout un pays s'enfonce inexorablement. Il y a bien ça et là des personnages que l'on retrouve, mais plus pour leur statut (hommes de pouvoir, de religion, médias) que pour leur individualité. Dans ces passages, l'auteur brosse une critique féroce des institutions et là encore c'est un véritable régal.

La dernière et troisième partie du roman marque une rupture dans la narration (d'ailleurs, le point est de retour). Quittant la fable sociale et politique, Jose Saramago verse dans le récit fantastique et nous propose un pas de deux entre la mort incarnée et un violoncelliste. Cette dernière partie, loin de me décevoir, a fini par me mettre à genoux : la respiration se fait plus douce et on pénètre l'intimité de ces deux êtres que tout devrait désunir et dont le destin a décidé de se jouer. Ce morceau de musique de chambre est un joyaux, un roman dans le roman, un dernier éclat avant que le rideau ne retombe et que tout recommence.

(Voir les avis tout aussi enthousiastes d'Amanda, Sybilline, Alain et Émeraude)

Du même auteur : Le voyage de l'éléphant

Laurence

Extrait :

Certes, le ministre de la santé, interpellé au passage pendant un bref intervalle entre deux réunions, avait expliqué aux journalistes qu'étant donné l'absence d'éléments de jugement suffisant, toute déclaration officielle serait forcément prématurée, Nous sommes en train d'analyser les informations qui nous parviennent de tout le pays, ajouta-t-il, et c'est vrai, aucune ne fait mention de décès, mais il est facile d'imaginer que, pris au dépourvu comme tout le monde, nous ne soyons pas encore prêts à émettre une première idée sur les origines du phénomène et sur ses implications immédiates et futures. Il aurait pu s'en tenir là, ce qui, eu égard aux difficultés de la situation, serait déjà une raison de lui être reconnaissant, mais l'impulsion bien connue de recommander aux gens à propos de tout et de rien de garder leur calme, de les claquemurer tranquillement et à tout prix au bercail, ce tropisme qui, chez les hommes politiques, surtout s'ils sont au gouvernement, est devenu une seconde nature, pour ne pas parler d'automatisme, de mouvement machinal, poussa le ministre de la santé à terminer la conversation de la pire façon, En tant que responsable du portefeuille de la santé, je puis assurer tous ceux qui m'écoutent qu'il n'y a aucune raison de s'alarmer, Si j'ai bien compris ce que je viens d'entendre, monsieur le ministre, déclara un journaliste d'un ton qui ne voulait pas paraître trop ironique, vous estimez que le fait que personne ne meure n'est pas alarmant, Exactement, c'est précisément ce que je viens de dire, encore qu'en d'autres termes, Monsieur le ministre, permettez-moi de vous rappeler qu'hier encore des gens mouraient et il ne serait venu à l'esprit de personne de dire que c'était alarmant, Naturellement, mourir est normal, mourir devient alarmant lorsque les morts se multiplient, comme dans une guerre, une épidémie, par exemple, C'est à dire quand elles sortent de la routine, On pourrait exprimer les choses ainsi, Mais maintenant que personne n'est disposé à mourir, vous nous demandez de ne pas nous alarmer, vous conviendrez avec moi que c'est pour le moins paradoxal, monsieur le ministre, C'est la force de l'habitude, je reconnais qu'en l'occurrence le mot alarmer n'aurait pas dû être employé, Alors quel autre mot utiliseriez-vous, monsieur le ministre, je vous pose la question car le journaliste conscient de ses responsabilités que je me targue d'être s'effroce toujours d'employer le terme exact quand c'est possible. Légèrement contrarié par cette insistance, le ministre répondit sèchement, Pas un, mais six, Lesquels, monsieur le ministre, Ne nourrissons pas de faux espoirs.


Éditions Points -  263 pages
Traduction de Geneviève Leibrich