L'Interne était l'homme qu'il fallait.
Et parce qu'il était cet homme là, il a été enlevé, sans autre forme de cérémonie. Kidnappé, malmené, séquestré pendant quatre jours sans rien à manger.
Des jours passés sous perf' et sous somnifère. Normal pour un kidnapping...

Mais au réveil, ça cloche.
Il ouvre les yeux dans une habitation, près d'un homme atteint de la gangrène, quelque part au milieu d'un désert africain.
Il n'a aucune réponse aux questions qu'il pose. Et quelques heures plus tard, le commando humanitaire qui l'a amené là l'abandonne en lui laissant la responsabilité médicale du village...

Un roman signé Ayerdhal est presque en soi un gage de qualité.
Non, il n'y a pas de parti pris. Mais on sait, en l'ouvrant, qu'on y trouvera une réflexion sur notre condition humaine, nos conditions de vie et des thèmes incroyablement dérangeants qui tout à coup nous explosent à la figure. Le tout traité avec une grande justesse et un sens de l'à-propos exceptionnel.
Ici, avec une histoire simple, des personnages attachants aux caractères forts, il nous brosse un tableau alarmant de ce que pourrait être le futur de notre société consumériste. Les nations développées et les PVD ont un programme spatial qui se développe et l'attention des masses populaires est fixée dessus par un travail de sape savamment organisé par les médias. Et pendant ce temps, la moitié du monde, celui qu'on appelle le Tiers, meurt doucement sans que personne s'en préoccupe.
Pire, on le sait, mais on ne veut pas en entendre parler car ça dérange, et si on agissait pour leur permettre de s'en sortir, ce que technologiquement et financièrement nous pouvons, cela déstabiliserait la société qui s'est bâtie sur des idées fausses et l'idolâtrie de l'argent.

L'écriture est toujours aussi agréable. Nous sommes dans de l'anticipation bien menée. Il n'y a pas de quoi se perdre dans les données technologiques, ce n'est pas de la Hard-SF, mais c'est suffisamment crédible pour qu'on s'y laisse prendre. Avec ce roman, récompensé par un Grand Prix de l'Imaginaire, Ayerdhal a sans doute quelques années d'avance sur ce qui se passe actuellement, mais malheureusement il aborde le sujet avec une lucidité qu'on aurait du mal à nier.
Le récit est coupé en trois partie, portant chacune en sous-titre une citation tirée de chansons d'artistes engagés eux-aussi : Daniel Balavoine, Bernard Lavilliers et Renaud Séchan. J'aime particulièrement la dernière, celle de Renaud :

Malgré toutes nos richesses
Leur soleil nous fait de l'ombre

C'est un roman engagé, comme la majorité de ceux qu'il écrit. Non pas politiquement, mais humainement. J'ai eu le plaisir de pouvoir un jour lui poser la question sur ses romans et le pourquoi  des thématiques polémiques, dérangeantes, résolument anarchistes parfois (voir Chroniques d'un Rêve Enclavé). Il m'a alors tout naturellement répondu que c'était sa manière de mener le combat. Écrire pour faire prendre conscience aux gens et faire évoluer les mentalités.

Alors cette fois, c'est moi qui vous partage ce texte, qui vous invite à le lire et à le diffuser autour de vous, pour que nous prenions conscience, encore une fois, du monde dans lequel nous vivons et de celui que nous allons laisser derrière nous.

Du même auteur : Chroniques d'un rêve enclavé, Balade Choreïale, Résurgences

Cœur de chene
Lauréat du Prix Biblioblog de la critique 2010

Extrait :

Je ne m'appelle pas. J'ai porté un nom pendant quarante ans, mais c'est fini ; tout ce que j'ai porté pendant ces quarante années est fini, oublié, incinéré. Même en me concentrant, je ne parviens pas à retrouver la moindre image, le moindre bruit. Tout se résume en quelques phrases. Cela pourrait débuter par : le 30 janvier de cette année-là, j'ai fêté mon quarantième anniversaire avec des collègues (je n'avais pas d'amis, à peine quelques collègues), mais je n'en suis pas sûr. Le lendemain, je suppose que je suis allé bosser avec la gueule de bois.
Je n'ai jamais pensé que j'avais un poste à responsabilité, je remplissais ma fonction telle qu'on me l'avait définie de la manière qu'on me le demandait, ou suggérait, mais cela ne faisait pas grande différence. Pourtant, sur la papier, c'était ronflant et, sur la fiche de paie, encore plus respectable.
Au départ, j'étais médecin, sans spécialité particulière si ce n'était un penchant marqué pour la prévention statistique des maladies microcosmiques. Moyennant quelques années de pratique en station orbitale, cela aurait dû faire de moi un ponte de la médecine sociale en milieu clos, sur une des Lagrange, sous un des globes planétaires ou dans n'importe quel groupe de stations industrielles du système. [...]
Ma thèse sur la « propagation sympathique » des maladies non contagieuses avait fait plus de bruit que je ne m'y étais attendu et, dès ma première candidature auprès de l'Agence Spatiale Européenne, je fus nommé à un poste d'encadrement sur Lagrange 4 comme adjoint au délégué de l'Ordre, responsable de toute la structure sanitaire de la station. C'était énorme et essentiellement administratif, j'aurais pu y trouver mon compte si je n'avais été atteint de géotropause, une affection psychosomatique qui me cloue à jamais sur Terre.
Moi qui n'avais rêvé que de l'aventure spatiale et orienté toutes mes études en ce sens, je me retrouvais coincé et aigri dans un sous-bureau sous-ministériel à éplucher des statistiques et à remplir des formulaires de recommandation. [...]
Mon rôle était tellement explicite que les stations m'envoyaient parfois leurs doléances en matière de tout-à-l'égout et de retraitement des déchets organiques : pour elles, je m'occupais des chiottes.[...]
Tout cela pour dire que, malgré l'indécence de mes émoluments, ma plaque d'officiel et le titre de haut fonctionnaire international, je n'étais qu'un petit bureaucrate plus ou moins bien dressé. Alors, quand on m'a kidnappé, j'ai battu tous les records de stupéfaction.


Éditions Au Diable Vauvert - 244 pages