Que ce soit dans Le rivage des Syrtes ou Un balcon en forêt, Julien Gracq s'attarde surtout sur les moments d'attente. L'auteur ne se concentre pas sur l'action de ses personnages. Il ne faut pas chercher un roman épique dans ses oeuvres, des récits de batailles, des voyages au long cours. Avec La route, La presqu'île et Le roi Cophetua, les trois nouvelles de ce recueil, on reste dans la même veine d'écriture.

Ce n'est pas parce qu'il ne se passe pratiquement rien dans ces histoires que l'on va forcément s'ennuyer. Loin de là ! Certes l'auteur place ses personnages et son lecteur dans l'attente, mais c'est pour mieux le placer dans la perception du temps qui court à son rythme, dans le ressenti de ses incidences sur les personnages. Le lecteur va subtilement partager les émotions, les impressions, les angoisses et les interrogations des personnages. Comme s'il était dans leur tête.

L'important pour l'auteur est également de capter l'instant, les sensations prises sur le vif - tous les sens sont mis à contribution - les évolutions subtiles, infinitésimales d'un paysage sous l'effet du vent, d'un coucher de soleil ou d'un changement de saison. Pour moi, cet auteur serait en littérature l'équivalent des plus célèbres peintres impressionnistes.

Qe je vous présente maintenant ces trois nouvelles.

La route - Cette brève histoire se déroule à une époque indéterminée et s'organise autour d'une ville assiégée, au milieu d'un royaume déjà envahi. Des hommes cheminent sur cette route, qui ressemble fort à une ancienne voie romaine. Le danger rôde, il est partout. Il faut être toujours sur le qui-vive. Il faut savoir lire les traces laissés sur les vestiges des rares bâtiments abandonnés, déjà ruines ou celles qui coupent la voie. Parfois, ces hommes croisent d'autres êtres humains, anciens paysans devenus maraudeurs, voleurs ou pauvres hères. Quelques fois, ce sera la rencontre avec quelques femmes, souveraines d'elles-mêmes.

La presqu'ile - On rencontre Simon alors qu'il attend sur un quai de gare le train qui amènera la femme qu'il aime. Au premier train, la dame n'est pas là. En attendant le prochain train, celui du soir, il décide de se promener en voiture sur les routes de la presqu'île de Coatligen (en réalité, la presqu'île de Guérande). On partage ses déambulations motorisées ou à pieds au milieu du bocage breton, des marais ou des bords de mer.

Le Roi Cophetua - Cette nouvelle a pour cadre une maison dans la banlieue parisienne en 1917. Le narrateur, dont on ne connaît pas le nom, est invité par un ami ancien journaliste, compositeur et aviateur. Arrivé dans cette maison perdue au milieu d'un immense parc, et pourtant si près des lignes de combat qu'il entend le bruit incessant de la canonnade, le narrateur attend le maître des lieux. Mais ce dernier n'arrive pas. On se demande même s'il n'est pas mort au combat. Il reste seul avec la servante, la seule personne présente sur les lieux.

Tout cela est servi par une très belle écriture qui peut être déroutante au premier abord avec ses phrases longues, ouvrant sur des petites parenthèses toujours pertinentes. Mais il faut pas se fier aux apparences et croire que l'ennui est au bout de la ligne. Il faut prendre la peine d'entrer dans l'univers de l'auteur pour apprécier toute la richesse extraordinaire de sa langue, une des plus raffinées qu'il m'ait été donné de lire à ce jour. Elle emporte tout. C'est à croire que la moindre phrase semble lestée d'un poids particulier. C'est comme savourer un vrai chocolat. Le petit bout que vous avez sur la langue, laissez le se développer un instant et toutes ses saveurs vous empliront le palais, jusqu'au délice. Chaque mot, chacune des idées sont à savourer doucement, avec attention. Vous sautez un mot... et toute la magie disparaît.

Lire un roman de Julien Gracq, ce n'est pas lire un roman de plus, des mots alignés les uns à la suite des autres juste pour faire un livre. C'est lire de la Littérature. On est saisi dès la première phrase ; cette magie-là est reconnaissable entre mille.

Du même auteur : Un balcon en forêt, Le rivage des Syrtes

Dédale

Extrait :

La route de Kergrit pourtant traverse ici en chaussée un golfe que la jonchaie enfonce entre les arbres ; sur sa droite, à quelques centaines de mètres, Simon voyait le rivage des haies plonger dans le marais, comme une falaise morte. De chaque côté de la route, s'étendaient des lés de paillasson jaune, coupés de fossés d'eau noire ; à perte de vue, le marais faucardé hérissait un chaume grossier et piquant, où les roseaux tranchés ras saignaient encore partout par de fraîches blessures suintantes, roses et vertes. Il arrêta sa voiture et marcha un moment le long de la route. Dès que le bruit du moteur avait cessé, on entendait le marais vivre : un vaste crépitement bulleux et gras, épaissement digestif, montaient du chaume spongieux, qui tenait de la mousse de savon qui se résorbe et du coassement liquide des grenouilles ; le long des fossés, des colques brunes venaient crever une à une sur l'eau. Simon avait plaisir à marcher au bord de ce palus vide. Le ciel était redevenu gris ; un air vif commençait à souffler de la mer, qui cernait ici plus étroitement la presqu'île. L'automne était déjà sur le marais, éteignant la paille sèche des chaumes, traînant partout avec les filaments de la brume très en avance sur la saison : longtemps avant que la nuit s'annonçât, une fraîcheur montait qui semblait sourdre des chenaux étroits. Simon s'assit un moment sur une borne. Il n'y avait d'autre signe de vie dans le paysage que la petite voiture grise déjà lointaine. La route en chaussée s'allongeait toute droite et se perdait dans la brume bleuâtre ; sur le grésillement du marais s'enlevait par moment le caquettement terne des poules d'eau. La vague brûlante, l'espèce de certitude sensuelle qui l'avait soulevé, enveloppé, tant qu'il roulait, était retombée d'un coup.


Éditions José Corti - 251 pages