Eric Winter a une façon bien particulière de pratiquer son métier au sein de la brigade criminelle. Il marche à l'intuition, pas ce fameux instinct du flic, non, quelque chose de plus personnel, des associations d'idées que rien ne semble pourtant lier, une quête autour du vide. Ce n'est pas le portrait du tueur qu'il s'attache à dessiner, mais celui de la victime, un portrait en creux, en vides, en lacunes, tous les petits interstices où rien ne vient se loger, remplir les vides. Car la mort, comme la disparition, c'est une absence de vie, de présence. Une soustraction. Winter n'accumule pas les indices mais agglomère les vides, les riens, tout ce que l'on ne sait pas d'une vie. Cela finit par faire un gros tas de rien qu'il interroge sans cesse à coups de questions absurdes qui lui traversent la tête. Non. Oui. Non.
Et il s'autorise, s'oblige presque, à ne pas trouver les réponses, la solution de l'énigme. En ne cherchant pas, en contournant savamment les preuves, c'est presque malgré lui que la vérité s'esquisse, s'impose à lui, comme si elle ne désirait qu'une chose : devenir criante.

Ake Edwardson a créé un flic atypique dans le monde policier. Eric Winter est un homme dont on devine l'intelligence, la finesse, une sorte de gentleman suédois égaré dans le monde du crime qui salirait ses idées au fil du temps. Mais un homme inexistant, une sorte d'éponge qui se nourrit de ce qui lui est extérieur. Du crime qui remplit ses vides à lui. En sept volumes, il a pris consistance sous les yeux du lecteur, sa vie privée comme son expérience professionnelle se sont étoffées, s'imprégnant l'une de l'autre dans un constant aller-retour un peu pervers. Chaque enquête du commissaire Winter le met personnellement en danger, dans sa stabilité émotionnelle, sa non-existence. Comme si chaque crime le mettait en demeure d'enfin se révéler au monde.

À policier bizarre, atmosphère étrange. Si les crimes restent sordides, obscènes, ils se déroulent toujours dans une ville qui semble déserte de faits marquants, de couleurs. Il ne neige pas à Göteborg, il y a même des jours de canicule, de lumière aveuglante. On est très loin des clichés d'une Suède touristique et même lorsque les enquêtes de Winter le mènent en Espagne ou en Angleterre, on se retrouve dans un pays inconnu qui n'existe sur aucune carte, que personne d'autre qu'Eric Winter ne peut voir et sentir. Latitude et longitude n'ont aucune prise sur lui, ce qui fait de ces policiers des romans dépaysants, au sens littéral du terme. La soustraction toujours.

Si chaque livre peut se lire indépendamment, je conseille toutefois d'essayer de suivre la chronologie car le lecteur peut voir Eric Winter "grandir", évoluer, affiner son mode de pensée criminologique. Délaisser peu à peu le travail de routine dont ses adjoints se chargent. Il ressort de tout cela l'impression d'une police nouvelle, "moderne" mais qui ne se focalise pas sur les indices, l'ADN et tous les colifichets scientifiques qui font florès aujourd'hui. Ce qui intéresse la Brigade Criminelle de Göteborg, c'est l'empreinte ineffable laissée dans le temps par les victimes.

La série des enquêtes d'Eric Winter comporte :
- Danse avec l'Ange, Grand prix du roman policier suédois en 1997
- Un cri si lointain
- Ombre et soleil
- Je voudrais que cela ne finisse jamais
- Voile de pierre
- Ce doux pays

Laverdure

Extrait :

Le commissaire tira un carnet de la poche arrière de son pantalon, en lin, et nota : "Vérifier tableaux toutes les chambres". Il ignorait encore pourquoi. Mais la chose importait peu. Tout ce qu'il savait, c'était qu'il y avait plus de questions que de réponses. Jusqu'à cent questions pour une seule réponse. Ca pouvait varier, les questions continueraient par centaines, par milliers et, même si les réponses devenaient plus nombreuses que les questions, cela ne signifierait pas pour autant qu'ils seraient sur le point de résoudre l'énigme. Résolution, élucidation… de ce qui resterait presque toujours incertain. A présent Winter se déplaçait dans la chambre. Paula n'avait pas réglé sa note. Elle avait été assassinée. Elle était morte ici. Morte parce que quelqu'un la haïssait. Mais s'agissait-il bien de cela ? Naturellement. Pouvait-on éprouver autant de haine ? Les mots qu'elle avait écrits étaient pleins d'amour et puis elle était morte. Avec une telle violence qu'il ne pouvait s'agir que d'une affaire personnelle. Mais ça ne se voyait pas. Les murs et le sol n'en gardaient aucune trace. On tue ce qu'on aime. Autre hypothèse : cette violence était tellement forte qu'elle en devenait impersonnelle et c'était cette femme qui en avait fait les frais. Paula et le meurtrier se connaissaient-ils ? Non. Oui. Non. Oui. Winter vit les ombres s'allonger. Le trafic de l'après-midi s'intensifiait en bas dans la rue. Il devenait perceptible, comme si les scellés avaient été levés. Il entendit un appel, un klaxon de voiture, la sirène d'une ambulance plus loin et, en bruit de fond, le murmure assourdi de la ville. Puis le cri d'un oiseau prit le relais de la sirène. Des bruits de pas dans une nouvelle poche de silence. Un pas de femme. Paula devait avoir connu tous ces bruits, elle avait dû entendre la vie battre là dehors, la vie… normale d'une ville. Qu'avait-elle bien pu penser ? Savait-elle qu'elle ne pourrait plus jamais participer à ce merveilleux concert ? Oui. Non. Oui.

   
Éditions 10-18 - 502 pages
N.B : Les éditions 10/18 procèdent à un renouvellement des couvertures, on peut donc trouver les enquêtes d'Eric Winter avec deux visuels différents mais la traduction reste identique.