Intrigué par cette personnalité, le lecteur guette les indices distillés par l'auteur. Même si Mary ne fait rien pour se souvenir, des morceaux de sa vie, des scènes avec son père dépressif et sa grand-mère ou sa brute de mari remontent à la surface. On découvre tout ce qu'elle a souffert.....comme une terre enfouie sous une épaisse couche de glace et qui au fur et à mesure du retour de vie, dévoile ce qui était caché dans les profondeurs de son âme, de son corps. Elle, si affreusement habituée à la perte. Mais la peur d'être rattrapée est plus forte. Elle va jusqu'au bout d'elle-même pour échapper à ses poursuivants. Dans sa course, elle va faire la rencontre de personnes qui d'une manière ou d'une autre vont la remettre en phase avec elle-même, vont l'aider en fonction de leurs moyens.

Il y a la veuve riche dans la première ville où Mary va s'arrêter. La vieille dame a l'habitude de "recueillir les oiseaux égarés" peut être pour lutter sans se le dire contre la solitude de son propre veuvage. Mary est lavée, nourrie, logée. Elle intrigue et inquiète. Trop prise par peur, sa fuite, elle va repartir en volant un cheval et de quoi améliorer les conditions de son périple.

Au milieu de la forêt inhospitalière, William Moreland, coureur des crêtes vivant dans les bois tel un ermite, va la sauver de la mort, lui apprendre à survivre dans ce milieu hostile des Rocheuses canadiennes, à lutter contre la faim, la soif et les animaux sauvages. Elle va également retrouver la notion son propre corps, l'attention de l'autre et les bonnes manières.

Puis ce sera au tour d'Henry un indien peu loquace de lui servir de guide. Il l'amène jusqu'à la ville minière de Franck, en Alberta. Là, elle se place sous l'aile bienveillante du Révérend Bonnycastel, homme de Dieu pas ordinaire et de l'épicier-barman de la ville. Auprès de ces hommes, elle va revivre, réapprendre les règles de sociabilité. Ces trois-là vont s'apprivoiser, s'aimer à leur façon. Une avalanche due à l'écroulement d'un pan de la montagne va détruire et tuer une bonne partie de la ville. Blessée, la veuve descend à nouveau au plus profond d'elle-même.
.. son coeur avait déjà été poussé deux fois aux limites de son endurance.

C'est à ce moment que ses poursuivants la retrouvent et l'emmène vers une autre ville où elle va être jugée pour son crime.

Au fil de sa cavale, on découvre que Mary Boulton a perdu son nouveau-né et qu'elle a tué son mari. Elle est veuve par sa volonté. Les hommes qui la traquent inlassablement, aveuglés par la vengeance, ne sont autres que ses beaux-frères.
L'auteur ne tranche jamais sur la question de la culpabilité de la veuve. Elle laisse le lecteur se faire son opinion.

Un autre personnage omniprésent dans ce roman est bien la nature. Cette nature sauvage à laquelle est confrontée la veuve. Les descriptions de cet environnement où il faut être sur le qui-vive permanent si l'on ne veut pas perdre la vie sont remarquables. On se croirait presque dans les bottes de l'héroïne. C'est grandiose, beau, mystérieux et dangereux également.

La veuve est donc une histoire d'une fuite mais pas seulement. C'est aussi une histoire de rencontres. A chacune d'elle, la jeune femme reçoit comme un baume sur ses plaies les plus profondes. Ces personnages remarquables et attachants à leur façon vont l'empêcher de tomber totalement dans la folie. Tout cela est raconté de façon toute emprunte de sobriété, de justesse et de retenue. Un très beau, bon et remarquable premier roman.

Dédale

Extrait :

C'était la nuit, et les chiens surgirent d'entre les arbres, déchaînés, hurlants. ils jaillirent du couvert de la forêt et leurs ombres flottèrent dans un champ baigné de lune. Pendant un moment, on eût dit que la piste de la fille s'était déchirée comme une toile d'araignée, qu'elle avait été emportée par le vent ; il n'en restait que des lambeaux inutiles semés çà et là. Les chiens hésitèrent et se dispersèrent, avides. Ils avançaient lentement, les pattes raides, leur gros museau fouillant le sol.
Enfin, les hommes apparurent dans la nuit, pantelants, sans mots, épuisés par la course. D'abord le garçon à qui appartenaient les chiens, puis deux hommes, côte à côte, leurs énormes têtes rousses si semblables qu'ils devaient être jumeaux. On voyait partout le bref scintillement des lucioles et l'air était chargé de parfums : fumier, fleurs de pommiers, de poiriers. Au bout d'un moment, le chien le plus à l'ouest renifla une nouvelle piste, et bêtes et hommes s'élancèrent à sa suite.
Dans l'espoir d'effacer sa trace, la fille était entrée dans un fossé débordant d'eau de pluie, au milieu des joncs. Pendant un moment terrifiant, elle osa interrompre sa course folle, restant immobile, aux aguets, ses jupes noires retroussées. Dans le clair de lune, son beau visage était vide comme un masque, ses yeux pareils à des trous au-dessus de ses joues lisses. Dans ses oreilles, le battement s'estompa peu à peu, et elle écouta l'air de la nuit. Pas un souffle dans les arbres Les grenouilles aux cris stridents s'étaient tues. Pas un bruit, sinon le ruissellement de ses jupes et, au loin, les chiens.
Dix-neuf ans et veuve déjà. Mary Boulton. Veuve par sa faute.


Éditions Christian Bourgois - 417 pages
Traduction de l'anglais canadien par Lori Saint-Martin et Paul Gagné