Avant que la réunion ne démarre réellement, Madame la Proviseur tient à encourager ses troupes, insiste sur les conséquences de l'issue de ce conclave et, admettant n'avoir lu elle-même que 5 romans de la sélection, tient à les féliciter pour le chemin déjà parcouru. Christian Cavalli, l'enseignant, prend ensuite la parole et exprime son souhait d'assister à un débat de qualité : « Votre investissement au conclave est primordial pour que le délégué puisse être pertinent à la délégation régionale. Je vous rappelle que notre choix ne sera pas forcément le choix régional, le délégué doit donc pouvoir s'exprimer sur chacun des livres de la liste ». Enfin, il est expressément demandé aux gens présents dans la salle (à savoir l'enseignant, le documentaliste, les 18 élèves et moi-même) de ne pas communiquer sur les trois romans finalistes jusqu'à lundi 09 novembre 12h45.
Je vais donc tenter ici de me livrer à un exercice périlleux puisque je dois vous rendre compte de la réunion sans jamais révéler les noms des romans évoqués... Impossible ? Qui sait.... [édit à 11h10 : je viens de me rendre compte que tous les journaux annoncent les trios de chaque classe et délégation régionale et qu'apparemment les organisateurs ont eux-même révélé les 5 romans toujours en lice. J'ai donc modifié le billet en conséquence et ai nommé les titres des romans concernés.]

8h30 La photo départ

Si l'enseignant, Christian Cavalli a choisi de rester en retrait pendant tout le conclave, les élèves ne sont pas pour autant livrés à eux-mêmes. Franck Brénier, professeur documentaliste, se propose de les aider dans la méthodologie et la conduite des débats. Avant qu'ils n'entrent dans le vif du sujet, Monsieur Brénier suggère aux élèves de faire « la photo départ ».
Chaque élève, disposant de la liste des 14 romans, doit entourer et classer ses trois romans préférés, puis barrer trois romans qu'il ne désire pas voir figurer dans le trio de tête. Les résultats de ce mini-sondage n'ont bien sûr pas valeur de votes mais ils permettent cependant aux élèves d'avoir une première idée de la popularité de tel ou tel roman. Bien qu'il ait été demandé de ne pas communiquer durant cette étape, la plupart ne peut s'empêcher d'échanger avec son voisin : « Et toi, tu entoures quoi ? tu barres quoi ? non, pas celui-là quand même ? » Alors que nous ne sommes qu'à la prise de température, on sent déjà chez certains l'angoisse de devoir choisir, éliminer..
Les feuilles sont rassemblées, lecture est faite des résultats et la classe réalise stupéfaite que les trois romans les mieux classés sont ceux des auteurs qu'ils ont rencontrés quelques semaines auparavant (je rappelle à ceux qui s'empresseraient de faire des conclusions hâtives, que le conclave ne fait que commencer, et que nous ne sommes pas à l'abri de quelques autres surprises...).

9h00 Ouverture du débat

Au lieu de laisser chaque élève s'exprimer tour à tour sur ses trois romans préférés, la classe décide de consacrer un tour de table à chacun des titres de la sélection et commence par les deux romans qui n'ont pas été entourés pour « la photo départ » , pour finir par ceux qui ont eu le plus de succès.

Si la discussion sur le roman de Fottorino se clôt assez vite par la décision collective de l'éliminer de la sélection, celle sur le roman de Justine Lévy se révèle immédiatement plus houleuse : alors que 8 élèves ne désirent pas le voir dans le trio de tête, deux autres s'opposent vivement à ce qu'il soit si rapidement expulsé du débat, bien qu'elles ne l'aient pas placé elles-mêmes dans leur tiercé gagnant. Le documentaliste propose alors de reporter la décision à plus tard. Soit, mais ce n'est que le deuxième roman mis en débat, et il en reste encore 12. On sent alors chez certains l'inquiétude de ne pas réussir à se mettre d'accord avant la fin de la journée.
Le roman proposé ensuite, Alias Caracalla de Daniel Cordier, n'a été lu que par 3 élèves ; deux d'entre eux ont barré le titre au moment de la photo de départ, tandis que la troisième reconnaît l'avoir entouré plus pour le symbole que pour le voir réellement dans le trio final : « Même s'il est hors catégorie et qu'il y a peu de chance que les lycéens l'aient lu, il a vraiment beaucoup de qualités ». Face à ce constat, et au regret de l'élève qui avait tant apprécié cette histoire, la classe décide d'exclure ce roman des futurs votes.
Le débat se poursuit autour des 4 romans suivants, et là encore, toute la difficulté de choisir apparaît aux élèves qui n'arrivent à éliminer qu'un seul titre sur les quatre.
Mais il est déjà 10h30, les esprits s'échauffent, les jambes trépignent, les ventres gargouillent. Les professeurs proposent donc une petite pause collation bienvenue.

10h45 On entre dans le vif du sujet

De retour de pause, Monsieur Brenier propose aux élèves d'inverser l'ordre de passage des romans et de parler maintenant de ceux qui avaient fini premiers sur « la photo départ ». Dès le premier roman, celui de Jean-Michel Guenassia, la discussion s'anime : il y a d'abord ceux qui ont lu le livre (une majorité) ; ils parlent de construction de l'intrigue, de point de vue narratif ; d'habile mélange entre fiction et réalité... Mais certains ont entouré ce roman sur « la photo départ », alors même qu'ils ne l'avaient pas lu : « Je n'ai pas lu le livre, mais je l'ai placé en deuxième car il a l'air bien » ; « Je l'ai pas lu le livre, mais voir l'auteur m'a donné envie et le roman a l'air captivant » ; « L'auteur m'a touché quand il a parlé et puis il a bien soixante ans et c'est son premier roman ». Petit à petit, les interventions des lycéens n'évoquent plus roman mais le parcours et la personnalité de l'écrivain.

Une lycéenne prend alors la parole et pose la question des critères : « On est forcément obligé de parler de l'auteur, car le style est propre à un auteur ; mais la priorité doit rester sur le livre. Et puis, il y a 11 auteurs que l'on n'a pas rencontrés et qui sont peut-être tout aussi sympathiques. On ne peut pas prendre en compte notre rencontre pour faire notre choix. » Tout le monde reprend alors la parole : il faut que chacun soit d'accord sur les critères de sélection. Peut-on faire totalement abstraction de l'auteur ? Doit-on prendre en compte sa médiatisation ? Après deux ou trois tours de table d'échanges intenses, l'ensemble de la classe est d'accord pour se concentrer sur les romans et non sur les auteurs. Le débat autour du roman arrivé deuxième sur la « photo départ » (Ce que je sais de Vera Candida) est d'ailleurs sensiblement différent du précédent échange : les propos sont presque exclusivement centrés sur la narration, la construction, le style ; on compare cette œuvre au reste de la sélection ; on s'interroge... et on sursoit à la décision.

Par contre, à la surprise générale, le roman La Délicatesse de David Foenkinos, arrivé troisième à la « photo départ », est immédiatement éliminé. Beaucoup de ceux qui l'avaient entouré revoient leur premier jugement : « je l'avais mis dans le trio mais mon opinion a évolué. Finalement, ce n'est qu'une histoire mignonne et il y a des romans bien plus forts dans la sélection » ; « C'est pas parce qu'on est des lycéens, qu'on est des légumes (sic) et que l'on est obligé de céder à la facilité » ; « j'ai envie par l'intermédiaire de ce prix de faire découvrir aux lecteurs quelque chose d'énorme et pas un roman qu'on aura oublié dans deux ans et qui calera une étagère (re-sic) ». À la fin du tour de table, les élèves réalisent qu'aucun d'eux n'a finalement envie de voir ce roman dans les trois premiers. Décision est donc prise de l'éliminer lui aussi de la liste finale.

Il reste maintenant les quatre romans arrivés en milieu de classement. Concernant les Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, les élèves décident unanimement de le supprimer de la liste finale après seulement quelques minutes de discussion. Par contre, les trois autres romans font réellement débat et il est avant tout ici question de style, d'écriture. Chacun des trois romans a ses partisans, qui tentent coûte que coûte de convaincre ceux qui ne les ont pas lu. Les élèves se lancent dans des déclarations vibrantes et enflammées, l'émotion est palpable : « Tout est maîtrisé dans Des hommes de Laurent Mauvignier ! Il n'y a pas une virgule en trop ! On n'a pas l'impression de lire un roman mais d'être face à un écran. C'est bien plus qu'un livre !! » ,« Le style de Jean-Philippe Toussaint est excellent et il y a une tension très forte tout au long de la lecture. Je ne comprend pas ceux qui font une fixette sur un détail dans toute l'intrigue ! ».

Il est déjà midi et après 3h30 de délibération, il reste encore 9 romans en lice... Les enseignants proposent alors une pause d'une heure le temps de se restaurer, en rappelant à tout le monde qu'il est interdit de communiquer avec les autres élèves du lycée mais également entre eux pour éviter les jeux d'influence.

13h00 On passe aux votes

Les élèves se mettent d'accord sur la procédure des votes pour l'après-midi : après un premier vote destiné à éliminer un ou plusieurs titres de la sélection, ils éliront le roman qu'ils placeront en première place, puis le deuxième et enfin le troisième. Mais quel mode de scrutin adopter ? Et surtout, peut-on éliminer ou choisir un roman que l'on n'a pas lu ? Si le choix d'un scrutin à la majorité absolu, comme le fait le jury du Goncourt, semble rapidement une évidence, la deuxième interrogation soulève un vrai questionnement éthique dans la classe.

Pour rappel, si la majorité des élèves a lu plus de la moitié de la sélection, seuls deux élèves en ont lu l'intégralité. Alors, bien sûr, ceux qui ont lu plus de 10 romans, trouvent anormal que les autres puissent éliminer un roman qu'ils n'ont pas lu : « on savait à quoi on s'engageait ! Il fallait lire les romans ! » s'énerve une première élève. D'autres tentent de trouver un compromis : « Mais on peut aussi se faire une idée sans les avoir tous lus, en vous écoutant. Et puis, si on peut éliminer un livre qu'on a pas lu, c'est aussi qu'on peut en choisir un qu'on a pas lu, ça marche dans les deux sens. Tu vois, celui-là, vous n'êtes que trois à l'avoir lu ; si on ne peut choisir que des livres qu'on a lu et bien ce roman n'a aucune chance, même s'il est très bon »; « De toute façon, on ne peut pas contrôler les votes, alors il faut que chacun fasse en son âme et conscience. Et puis on peut voter blanc aussi... ». Cette dernière intervention semble mettre tout le monde d'accord et le documentaliste distribue les bulletins où chaque élève doit inscrire au maximum trois romans qu'il ne désire pas voir figurer dans le trio de tête. Tous réalisent que le moment de débat est derrière eux et qu'ils sont maintenant dans la phase décisive : ce qui sortira de ces bulletins sera définitif.

Définitif... et secret. Je sais bien sûr quels sont les trois romans finalement élus par les élèves du Vigan, mais je ne dois rien en dire avant lundi. Je peux simplement vous donner les informations suivantes : pour le premier roman, la lutte fut acharnée et il a fallu 4 phases de vote pour réussir enfin à ce qu'un roman obtienne la majorité absolue. Le roman placé en deuxième place a été élu dès le premier tour. Quant au troisième, il n'aura fallu que deux tours pour l'élire. Je crois que je ne trahirai personne si j'affirme qu'aucune des personnes présentes dans la salle n'aurait parié sur ce classement en début de conclave. Ils ont fait un vrai choix, exigeant et pertinent, même si certains émettent déjà des doutes sur les chances finales de leur trio : « On a fait un choix de terminale littéraire, mais on sait bien que certaines classes ne seront pas d'accord avec nous et que ça va être difficile de défendre ces romans ».

[édit : puisque apparemment nul n'est finalement tenu au secret, voici le classement : 1. Des hommes de Laurent Mauvignier; 2. Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia; 3. La lumière et l'Oubli de Serge Mestre]

14h25 L'élection du délégué

Avant de pouvoir sortir de la salle, la classe doit encore prendre une dernière décision, et non des moindres... Le soir même, le représentant de la classe est attendu à Nîmes pour les délégations régionales. Son rôle est primordial : il doit non seulement défendre le choix de sa classe face à 12 autres délégués, mais aussi essayer de se faire élire par eux pour représenter la région Sud à la délégation nationale de Rennes qui se tiendra ce lundi et élira le lauréat du Goncourt des Lycéens.

Monsieur Brénier demande donc s'il y a des candidats et leur propose de faire leur profession de foi avant de passer au vote. Mais les élèves du Vigan, d'une seule voix, rétorquent que cette étape est inutile : avec l'accord du principal intéressé, ils désignent par proclamation celui qui leur semble à tous le plus à même de tenir ce rôle. C'est un véritable plébiscite : « En fait, nous en avons déjà parlé entre nous et nous avons tous confiance en Cédrick. Nous savons qu'il est le mieux placé pour ce travail et nous voulons tous qu'il nous représente ». Il est 14h30, le conclave s'achève après 6 heures de délibération. Le représentant de la classe doit alors faire ses valises, il est attendu le soir même pour les délibérations régionales.

Je n'étais pas présente vendredi aux délibérations régionales, mais j'ai appelé l'enseignant pour savoir ce qu'il en était. Comme les élèves s'y attendaient leur classement n'a pas été retenu par les autres délégués de classe et Cédrick n'ira pas à Rennes. Les délégués du Sud ont choisi, dans le désordre, La délicatesse de David Foenkinos, Le club des incorrigibles optimistes de Jean-Michel Guenassia et Les heures souterraines de Delphine Vigan.

Et maintenant, je suis comme tout le monde : j'attends, je me demande quel sera le choix final et je sais que nous ne sommes pas au bout des surprises et revirement de situation.
Suivre ces élèves tout au long du processus a été un grand plaisir pour moi, et je tiens à souligner ici le sérieux, l'investissement et l'enthousiasme des 18 élèves que j'ai rencontrés. Jamais ils n'ont cédé à la facilité, toujours ils ont gardé en tête l'importance de leurs décisions et ils ont fait preuve d'une grande maturité, tant dans la teneur des débats que dans leur implication. Je veux donc les remercier une fois encore d'avoir accepté ma présence pour que je puisse vous rendre compte de leur travail.

Je vous donne donc rendez-vous lundi en milieu de journée pour le quatrième et dernier épisode des coulisses de ce Goncourt des lycéens.

Laurence

Les autres épisodes :
1- La rencontre régionale avec les auteurs
2- À la rencontre des élèves du Vigan
4- L'heure des bilans