Mais avant de vous faire part de mes conclusions, commençons par le début et voyons de quoi nous parle Loïc Le Borgne : Pierre, le narrateur, est désemparé face à la tristesse de son fils Tristan qui revient de l'enterrement de sa meilleure amie. Elle n'avait que 17 ans mais trouvait la vie tellement insupportable qu'elle a préféré mettre fin à ses jours. Si Pierre est si désemparé, c'est parce que ce suicide le replonge malgré lui dans son enfance. Il décide donc de faire face à ses souvenirs et de raconter à Tristan ce que lui-même a vécu il y a trente ans de cela.

Dans un petit village breton, en juin 1980, une bande de copains inséparables s'apprêtent à vivre leurs dernières semaines ensemble avant que l'entrée en 6ème les répartisse sur le département. C'est donc en voulant profiter au maximum de ces derniers instants qu'ils se retrouvent près de la voie de chemin de fer pour casser des bouteilles à coup de cailloux et qu'ils découvrent horrifiés un cadavre atrocement mutilé en décomposition. Quelques jours plus tard, le groupe de copains est témoin d'événements étranges et inquiétants et plus le temps passe, plus ils sont persuadés qu'un "monstre" est derrière tout cela... Le Bonhomme Nuit, le Mal absolu dont parle Maël avec réticence, est venu pour les chasser et les tuer.

Voici donc que mon petit Quentin (bientôt 11 ans), tout excité à l'idée d'avoir peur, plonge la tête la première dans cette histoire. Quel n'est donc pas mon embarras quand le lendemain Gambadou publiait un billet dans lequel elle expliquait son hésitation à prescrire ce livre à des adolescents de 13 ans. Que faire ? Récupérer le roman des mains de mon fils et lui en interdire la lecture ? Ou au contraire ne rien dire et laisser venir ? Après un moment de réflexion, j'ai décidé de lui faire part de mes craintes et lui ai proposé qu'il interrompe sa lecture le temps que je lise moi-même ce roman pour lui donner mon avis. Proposition qu'il a immédiatement acceptée.
Pour ceux qui n'ont pas encore lu Je suis ta nuit et voudraient garder le suspens intact, je les invite à ne pas lire le paragraphe qui suit, car je vais être obligée d'être un peu explicite pour que l'on comprenne pourquoi ce roman suscite le débat.

Dans les trois-quart du roman, hormis les descriptions très réalistes des cadavres en décomposition, il n'y a rien qui puisse réellement choquer un adolescent (ou pré-adolescent) friand de littérature de l'imaginaire. Loïc Le Borgne en choisissant le registre du fantastique, ancre son récit dans un monde très éloigné de la réalité et l'on retrouve les éléments classiques du roman d'épouvante : des villageois possédés, une nature maléfique, des animaux monstrueux etc. Si on peut reprocher à Loïc Le Borgne de verser un peu trop dans le gore et la caricature, c'est en même temps ce qui permet à l'adolescent de se protéger : « Tout ça n'est qu'une histoire à dormir debout, une histoire d'ogre qu'on se raconte pour le plaisir d'avoir peur. » Mais alors pourquoi certains serait-ils tentés de censurer ce roman ? C'est que dans la dernière partie du récit Loïc Le Borgne quitte le registre du fantastique pour aborder une thématique douloureuse et tabou : l'inceste. Alors oui, la fin de ce roman est particulièrement éprouvante mais elle justifie toute la construction du roman et Loïc Le Borgne propose une métaphore pertinente des conséquences d'un tel traumatisme.
S'agissant de Quentin, il est effectivement encore un peu trop jeune pour aborder ce type de récit mais plutôt qu'une simple interdiction, j'ai préféré lui expliquer que certains passages étaient à mon sens trop difficiles pour lui et qu'il serait peut-être plus sage d'attendre deux ou trois ans. Pour autant s'il le veut et maintenant qu'il est averti, il peut continuer sa lecture dès maintenant et en parler avec moi s'il en ressent le besoin.

Par contre, j'ai trouvé la position de l'Académie d'Ille-et-Vilaine beaucoup plus inquiétante : il y a une semaine, elle a annoncé la suppression pure et simple de la sélection du Prix Ado 2010 des romans de Loïc Le Borgne et de Nathalie Le Gendre. Face aux multiples réactions de soutien, la commission (composée du Conseil Général, du CRDP et du Conseil Municipal) est revenue quelques jours plus tard sur cette décision en laissant à chaque chef d’établissements l'appréciation de leur mise à disposition. Sachant que les romans ont été sélectionnés par les adolescents eux-mêmes et que ces derniers sont âgés de 13 à 16 ans, il n'y a rien dans le roman de Loïc Le Borgne qui mérite une telle sanction. Ou alors, il faudrait également interdire à nos têtes blondes Vipère au poing, L'Assommoir et bon nombre de romans de Stephen King afin d'éviter de marquer leurs esprits par des scènes trop violentes. D'autant que l'interdiction a cet effet retors et paradoxal d'attiser l'envie sans que l'adolescent puisse ensuite en parler puisqu'il n'est pas censé avoir lu le dit-roman. Il serait donc bien plus pertinent et constructif d'encadrer cette lecture par des débats en classe ou en médiathèques, ce qui permettrait aux adolescents de mettre des mots sur un sujet encore difficile à aborder et aiderait certains d'entre eux à sortir de l'isolement. Mais la censure n'a jamais été un outil pédagogique et je trouve regrettable qu'une Académie ait pu envisager cette extrémité.

Une dernière petite remarque sur la forme avant de conclure ce billet : si j'ai apprécié les nombreuses références aux années 80 qui m'ont renvoyée à ma propre enfance, je crains que Sankoukaï, Bernard Hinault ou les Renault 16 n'évoquent pas grand chose à nos ado du 21e siècle et je trouve cette démarche pour le moins étrange s'agissant d'un roman jeunesse....

Ce roman a voyagé de blog en blog l'an dernier et vous pouvez donc retrouver de nombreuses critiques positives, parmi lesquelles celles de Lily, Amanda, Yspaddaden, Clarabel, Florinette et Fashion.

Laurence

Extrait :

- Il s'est passé des trucs bizarres ces jours-ci, vous ne trouvez pas?
Personne n'a répondu à sa question sur-le-champ ; on n'entendait que le vent dans les branches du chêne. On devinait plus ou moins ce que voulait dire notre chef par « trucs bizarres », mais personne n'avait envie de l'exprimer de vive voix. C'était quelque chose de diffus, de flou, quelque chose qui poussait Karl à se tenir raide comme un GI, qui incitait Mélanie à garder le silence, mais que nous étions incapables d'identifier, de cerner. C'était un malaise, un danger, qui planait sans se montrer.
- Il y a eu le mort du wagon, a dit Mélanie.
- Et le sale corbeau qui t'a attaquée, ai-je ajouté.
- Et le sang dans la coupe du curé et le scarabée, a complété Francis-Emmanuel.
Maël avait esquissé un chemin, une piste. Nous n'avons pas su en profiter. Ces éléments étaient si anecdotiques, si disparates, que nous n'avons pas vu les signes, les points communs qui nous auraient permis de deviner la présence de la menace. J'ai pensé aux cloches noires de Pâques et je n'étais pas loin d'y voir clair quand Sébastien a demandé d'une voix tremblante :
- C'est quoi, ce chien ?
Il tendait le doigt vers les portes béantes, à l'entrée de la cour. Assis entre les battants se tenait un énorme chien noir. Ses yeux étaient rivés sur nous. Comme le pelage, ils étaient noirs. Pas noirs et brillants de vie, comme ceux d'une souris ou d'un cochon d'Inde, mais d'un noir total, terne. Deux boules de caoutchouc, sans le moindre reflet.


Éditions Intervista collection -  365 pages