De son vivant pourtant il fut admiré, connu partout, lu et fréquenté par les plus grands. Kircher était un pur produit de la puissante école théologique, fondée sur l’idée que tout est dans tout, et que ce qui est pour nous est momentanément incompréhensible fait partie du dessein divin…
C’est bien cela qui agace Eleazard von Wagau au plus haut point.
Eleazard est un européen érudit, correspondant de presse dans le Nordeste brésilien. Quand il reçoit la commande de traduire un manuscrit qu’il a reçu, une biographie de Kircher, il n’hésite pas : il va foncer dans la jungle kircherienne et démontrer que l’attachement à Dieu conduit à bien des erreurs.
Chacun des 32 chapitres de Là où les tigres sont chez eux s’ouvrira donc sur un épisode de la vie de Kircher vue par Caspar Schott, son condisciple et biographe hagiographique.

En contrepoint on suit comme un feuilleton les démêlés d’un certain nombre de personnages : Eleazard lui-même, qui tient son carnet personnel en parallèle à la traduction, la belle Loredana, journaliste italienne trop belle pour être vraie, leur ami le Docteur Euclides, qui perd la vue mais gagne chaque jour en lucidité, Elaine la future ex-femme de Eleazard partie dans la jungle du Mato Grosso pour des aventures à la Indiana Johnes qui tourneront vite à la farce digne d’un Tintin au pays de L’homme à l’oreille cassée, Moéma, leur fille, plutôt tentée par l’aventure de la drogue ou de l’homosexualité dans la jungle urbaine que par les études, ou encore Nelson, un pauvre parmi les pauvres, qui vit dans les favelas de Pirambu, sur qui tous les malheurs s’accumulent, mais qui rêve de vengeance à l’image de son héros « Lampiao ».

Mais tout va basculer assez rapidement vers un désenchantement général.

Le Docteur Euclides da Cunha enleva ses lunettes. Tout en les essuyant d’un geste machinal, il se tourna plus encore vers Loredana :
[…] Ce n’est pas impunément, pourrait-on traduire, qu’on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les éléphants et les tigres sont chez eux. Nous avons ici, vous en conviendrez sans doute, bon nombre de ce mes mâles qui allient la lourdeur du pachyderme à la férocité du fauv ...

La belle Loredana et l’intelligent docteur Euclides tentent donc de porter la contradiction à Eleazard dans son obsession à démonter l’œuvre de Kircher, dans sa haine des idéologies et notamment celle de l’idée de Dieu. Tous les personnages d’ailleurs sont en quête de quelque chose, mais avec les outils d’aujourd’hui : la drogue pour Moéma, la quête scientifique à la poursuite d’un fossile extraordinaire pour Elaine, l’argent et le pouvoir pour Moreira… Mais la globalisation règne partout. En fait il n’y aucune échappatoire pour quiconque : il n’y a guère que le gouverneur véreux Moreira, horriblement corrompu à l’image de ces personnages qu’on trouve dans tous les pays émergents (on pense de nouveau à Tintin), qui aura droit à un assassinat en règle par les mains de Nelson, simple concession que consent l’auteur à une forme de justice dans ce récit.

Mais qui est donc ce Jean-Marie Blas de Roblès qui nous raconte tout cela ?
Voyageur érudit, archéologue de terrain habitué du rivage des Syrtes et des déserts libyques, Jean-Marie Blas de Roblès a publié 2 romans (L’impudeur des choses, le Rituel des dunes) et un recueil de nouvelles qui a obtenu le Prix de la nouvelle de l’Académie française.

Grand voyageur, il y a aussi de l’humour chez cet auteur érudit. Telle cette scène où Kircher expérimente la fameuse camera obscura  et où le pauvre Schott est obligé de se livrer à des scènes dignes du Marquis de Sade pour régaler les spectateurs, mais tout n’est illusion bien sûr, comme dans toute image ou représentation.

La question que pose l’auteur porte n'est pas qu’est-ce que vivre aujourd’hui ? mais  –«  Qu’est-ce que vivre, sinon s’habiller et déshabiller, se lever, se coucher, boire, manger et dormir, jouer, gausser, négocier, vendre, acheter, maçonner, charpenter, quereller, chicaner, voyager et rouler dans un labyrinthe d’actions qui retournent perpétuellement sur leurs pas, et être toujours prisonniers d’un corps, comme on l’est d’un enfant, d’un malade ou d’un fou ? » comme il le fait dire l’auteur à son Kircher. C’est sur cette question aussi que l’auteur interpelle le lecteur : que faire de sa vie ? Si la figure de l’homme de science, celle de l’homme de pensée explosent, que nous reste-t-il ?

Au bout d’un certain nombre de pages, le lecteur en vient à se demander ce que diable recherche Eleazard dans cette traduction d’une hagiographie d’un personnage qui l’agace prodigieusement. « Il est grand temps de me demander ce que j’attends de mon travail sur ce manuscrit … Schott est presque comique à force d’hagiographie ; je le suis probablement autant à force de mauvaise foi. » se demande Eléazard … et nous avec.

On pense alors à l’univers de Borges et à celui de Cortazar, on se demande aussi si on n’est pas chez Italo Calvino (Si par une nuit d’hiver un voyageur) ou encore à Potocki et son Manuscrit trouvé à Saragosse.

Bien sûr la traduction de la biographie de Athanasius Kircher se révèle une ultime supercherie : manière de dire encore que l’œuvre à laquelle on croit consacrer toute sa vie ne vaut pas mieux que les autres expédients.

En fin de compte, songeait Eléazard, n’était-il pas raisonnable de penser que toute biographie d’Athanase Kircher, à l’image du personnage lui-même, ne pouvait être qu’une supercherie. La part de fiction contenue dans les prétendus écrits de Caspar Shott traduisait plus fidèlement que n’importe quelle étude scientifique l’obstination poignante et maladive que nous mettions à romancer notre existence.

Et si en se libérant de cette dernière supercherie Eleazard (Jean Marie Blas de Roblès ?) accédait alors une forme de liberté ? Car oui nous avons un besoin maladif de romancer nos vies, de nous raconter des histoires. Où l’on retrouve alors la figure de l’écrivain ? ou ce qui l’est devenu puisque l’écrivain a pu apparaître lorsque la parole n’étais plus simplement d’essence divine. Et l’on ne peut se déprendre d’une forme de nostalgie en se demandant si tout n’était pas plus simple au temps de Kircher : lorsque la pensée unique était basée sur le fait que tout est dans tout, et que ce qui était momentanément incompréhensible faisait partie du dessein divin.

Le reflet, à l’image de cette camera obscura dont Kircher fut le vulgarisateur et promoteur, n’est-il pas plus juste que l’original ? « Le message, s’il y en avait un, se résumait à cela : que le reflet l’emportait toujours sur l’objet reflété, que l’anamorphose surpassait en puissance de vérité ce qu’elle avait à première vue distordu et métamorphosé. Son but ultime n’était-il pas d’unir le réel et la fiction en une réalité nouvelle, en un relief stéréoscopique ? »

Le lecteur, un temps dérouté par cet itinéraire rocambolesque, un peu perplexe mais étourdi devant tant d’érudition – comme dans un roman-feuilleton du XIXe siècle, il y a du rire, des larmes, de la truculence et beaucoup d’érudition - le lecteur donc retourne à ses questions intérieures en tentant de débusquer encore quelques tigres dans sa vie de tous les jours.

Alice-Ange

Du même auteur : L'île du Point Némo

Extrait :

le Docteur Euclides da Cunha enleva ses lunettes. Tout en les essuyant d’un geste machinal, il se tourna plus encore vers Loredana :
Es wandelt niemand ungestraft unter Palmen, déclama-t-il d’une voix douce, und die Gesinnungen ändern sich gewiss in einem Lande, wo Elefanten und Tiger zu Hause sind. »
Ce n’est pas impunément, pourrait-on traduire, qu’on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les éléphants et les tigres sont chez eux. Nous avons ici, vous en conviendrez sans doute, bon nombre de ce mes mâles qui allient la lourdeur du pachyderme à la férocité du fauve ... 


Éditions Zulma - 784 pages