Ils ont été appelés en Algérie au moment des « évènements », en 1960. deux ans plus tard, Bernard, Rabut, Février et bien d'autres sont rentrés en France. Ils se sont tus, ils ont tenté de refaire leurs vies. Mais parfois il suffit de presque rien, comme à la fête d'anniversaire de Solange pour que son frère Bernard voit son passé resurgir. Un passé que bons nombres en France ont voulu nier.

L'histoire de Bernard et de ses comparses est puissante et violente à sa façon. Elle vous agrippe dès les premiers mots et ne vous lâche plus jusqu'au point final. Rien n'est laissé au hasard, les personnages, les faits choisis par l'auteur pour montrer l'impact de cette guerre sur ces hommes. C'est surtout le travail d'écriture qui percute, dérange, donne toute sa force à ce récit, d'une précision incroyable, insoutenable parfois.

C'est une écriture rapide, haletante, comme une course où l'on prend à peine son souffle. Si ce style fait de phrases hâchées menues par les virgules, se comprend, se justifie pour les moments d'actions militaires, pour exprimer l'ambiance, la peur d'une expédition dans un village du bled, où la tension est si palpable, décrire aussi la vie des troufions dans les casernes, je l'ai trouvé assez épuisant à la longue. Des pauses ont été nécessaires sinon je risquais de perdre pied.

Il y a aussi toutes ces phrases commencées et laissées en suspend. On peut se dire qu'il n'y a rien de plus normal que ces silences avec cette histoire de famille de paysans – les relations de Bernard avec sa mère et sa fratrie. Il faut dire qu'il partait déjà avec un sacré bagage de traumatismes, de méconnaissance des choses autre que la vie de son petit village. Ce qu'il allait trouver de l'autre côté n'a rien fait pour l'arranger.

Il y a aussi les silences et les non-dits au retour. Presque trente ans après la fin de cette guerre, ils sont si présents, si prégnants. On en perd les mots. Étouffés avant que d'être dits. A quoi bon ? Alors le silence..

pourvu qu'on entende plus les vieux bougonner que, quand même,
C'était pas Verdun, votre affaire.

Qui comprendrait ? Alors quand Bernard se prend à parler de choses moins exotiques que les roses de sable, de la dégustation de kémias ou des perm à Oran....

On a tous fait semblant de ne pas entendre. Tous fait semblant de croire qu'il parlait seulement comme parlent les alcooliques, bouffés autant par l'alcool que par le ressentiment et la haine.

Parfois on croit que le silence est préférable.

Savoir se taire, ne pas raconter non plus l'épisode du médecin, les villages. Peut-être seulement l'ennui et la routine. Mais plutôt : se taire et ne pas savoir.

Pourtant parmi ces soldats lâchés dans le désert où l'ennemi est toujours invisible, vexés, frustrés de rentrer "bredouilles d'une chasse dont ne connaît pas le gibier", bouffés par la crasse et les morpions, souffrant de la faim et de la chaleur, certains s'interrogent, doutent, ne comprennent pas.

Il se demande si une cause peut être juste et les moyens injustes. Comment c'est possible de croire que la terreur mènera vers plus de bien. Il se demande si le bien.

Laurent Mauvignier ne parle pas de la guerre d'Algérie mais des hommes qui sont partis là-bas, ne rentre pas dans le détail des atrocités perpétrées par les deux camps mais ne les occultent pas pour autant. La suggestion est toujours plus bouleversante, marquante. Il nous montre cet inextricable nœud où tous sont à la fois victime et bourreau, pris dans les trames d'un Destin que personne ne maîtrise. Comme pour ces harkis que l'on a lâchement abandonné à leur sort, la guerre terminée. Sans oublier ces pieds noirs qui ont tout perdu...

Il ne faut pas croire que l'auteur ne parle que de ces français partis là-bas. Ils sont certes l'essentiel de ce roman mais l'autre camp, les algériens, ceux des villes comme ceux des campagnes, sont aussi évoqués. Des hommes, des femmes et des enfants sont pris également dans les griffes de cette guerre violente, sanglante, injuste.

Des hommes... des hommes qui pleurent "dans la nuit parce qu'un jour on est marqué à vie par des images tellement atroces qu'on ne sait pas se les dire à soi-même."

Il est des traumatismes qui ont la vie dure et dont les conséquences se révèlent longtemps, longtemps encore après la fin de leur cause.

Du même auteur : Ce que j'appelle l'oubli

Dédale

Extrait :

J'ai ouvert les enveloppes et toutes les photos comme des cartes à jouer sont tombées sur la table basse, et, pendant une seconde, je n'ai pas su dire lesquelles je voulais voir ni ce que j'attendais d'elles – parce que depuis longtemps j'avais renoncé à comprendre les mots que j'avais entendus de Février.
J'ai pris les premières images que j'avais devant moi. Je me suis penché sur les photos, et les unes après les autres je les ai regardées. D'abord lentement. Puis de plus en plus vite. M'arrêtant sur certaines et au contraire glissant sur les autres, parfois y revenant, parce qu'un détail, une question, un visage. Et, bien sûr, j'ai reconnu ces visages et des lieux, des rues, des places, les casernes, le poste où j'avais photographié Bernard et la petite Fatiha sur sa trottinette.
J'ai regardé longtemps la photographie où elle est de face et où derrière on voit la façade de sa maison. J'ai regardé longtemps son visage, son air sérieux et presque grave. Et puis, aussi, le fait qu'elle soit vêtue de noir.
Je me suis rappelé pourquoi pendant des années je n'avais pas pu regarder ce visage, sa dureté, et aussi ce que je m'étais dit déjà à l'époque, et qui était devenu toute de suite, très vite, presque, comment dire, insupportable. Parce qu'un seul coup son regard c'était comme une accusation. Comme si elle nous rendait responsables de sa mort, de tout, de la guerre. Comme si le fait d'être vêtue dans ces couleurs sombres c'était déjà porter le deuil du massacre à venir, comme si c'était son propre deuil, sa propre mot qu'elle portait.
Je me souviens. Comme une promesse de souffrance alors qu'on voudrait voir dans l'enfance une promesse de, c'est idiot, ce mot, de bonheur.


Éditions de Minuit - 281 pages