L'indiscutable excellence artistique de l'Orchestre quand il interprétait les œuvres des musiciens allemands les plus illustres, comme Beethoven, Strauss, Schubert, Bach ou Wagner était ce qui en faisait toute sa force en tant que vecteur de propagande. Un des responsables nazis à la tête de l'Orchestre, Karl Stegmann, dira que La meilleure des propagandes est celle qui n'apparaît pas d'emblée comme de la propagande.. Les concerts de l'Orchestre à l'étranger étaient de grands événements artistiques que la critique internationale appréciait favorablement à juste titre. Le prestige associé était très important pour le Reich, à l'intérieur comme à l'étranger. Le risque était que l'Orchestre fût considéré comme un organe du Reich. Il a ainsi été surnommé par certains l'avant-garde des parachutistes, annonciateurs d'invasions nazies. Du temps s'était écoulé depuis un concert à Londres en 1935 où une organisation de musiciens allemands antifascistes perturba l'organisation du concert en demandant au public de penser aux victimes du régime nazi tout en suggérant qu'il pouvait se trouver des héros antifascistes parmi les musiciens de l'Orchestre.

Parmi la centaine de membres de l'Orchestre, une vingtaine environ se serait inscrite au parti nazi et certains d'entre eux étaient exaltés. Une majorité de musiciens auraient ainsi su maintenir leurs opinions suffisamment éloignées de celles des nazis. Pourtant, les pressions exercées par le pouvoir ont eu pour conséquence l'éviction des quatre musiciens juifs, et par ailleurs, l'Orchestre, dont l'agenda était très chargé (environ un concert tous les deux jours), était souvent tenu de se produire pour les célébrations du parti (congrès de Nuremberg, anniversaire d'Hitler, etc.) et dans d'autres circonstances peu neutres pendant la Guerre.

Par son importance dans l'histoire de l'Orchestre, une personnalité domine l'ensemble de l'essai. Il s'agit du chef d'orchestre Wilhelm Furtwängler. Personnage encore controversé aujourd'hui, apparemment plus que Herbert von Karajan, ce dernier s'étant pourtant distingué en s'inscrivant au parti nazi, il n'apparaît aucunement dans cet essai comme quelqu'un qui aurait pu être proche des nazis d'un point de vue idéologique. Il semble bien davantage être un homme préoccupé au plus au point par la musique et sa propre personne. Un événement changera ses liens avec l'Orchestre. En 1934, il devait diriger la création de Mathis le peintre, opéra de Hindemith, à l'Opéra d'État de Berlin. Considéré comme une œuvre dissidente, l'opéra fut interdit. Furtwängler fit un coup d'éclat en démissionnant de ses fonctions. Il n'a jamais plus été le chef principal officiel de l'Orchestre philharmonique de Berlin, mais il était devenu indispensable. En effet, de nombreux mélomanes demandèrent le remboursement de leurs abonnements aux séries de concerts philharmoniques qu'il dirigeait et on lui demanda bientôt de revenir à son pupitre, mais il dirigeait dorénavant de l'extérieur, touchant des honoraires comme un chef invité. Sur le papier, il n'était donc pas lié au régime. Ce geste a rendu plus facile sa posture visant à s'abstenir autant que possible de diriger des concerts liés de trop près au parti nazi. Pourtant, ce principe souffrit d'exceptions. Si une communauté de pensée ne semblait pas le lier avec le pouvoir nazi, les liens économiques étaient évidents et Furtwängler utilisa souvent ses relations personnelles avec Goebbels (elles s'inscrivent dans une atmosphère de corruption et de favoritisme généralisés ; on observera aussi les rivalités opposant Goebbels et Göring). L'un utilisait l'autre pour sa propagande, l'autre utilisait le régime pour obtenir argent et gloire.

La structure du livre n'est pas chronologique. Dans la première des six parties, on trouvera une présentation des différents acteurs, en particulier des dirigeants successifs de l'Orchestre dont les statuts ont connu plusieurs évolutions (le livre contient un utile index des noms propres). Les autres portes d'entrée sont thématiques. Ceci a pour conséquence qu'à la lecture de certains passages, il n'est pas évident de situer tel ou tel fait dans la chronologie (en particulier, avant ou après la déclaration de la Seconde Guerre mondiale), il faut pour cela se référer aux notes qui sont reléguées en fin d'ouvrage. Celles-ci sont essentiellement constituées de numéros d'inventaires de documents d'archives. Pour le lecteur ordinaire, ces notes sont donc totalement inutiles si on excepte les quelques unes qui contiennent des extraits de documents. Je pense donc que la lecture aurait été plus agréable si les notes utiles avaient été des notes de bas de page, si les dates avaient été intégrées au corps du texte et les numéros d'inventaire relégués à la fin.

L'allemand est friand des mots à rallonge. Cet essai en recèle quelques uns qui désignent notamment des noms de fonctions au sein de l'administration de l'Orchestre. Dans une traduction de l'allemand, on s'attendrait à voir ces noms traduits, nonobtant qu'une volonté de précision scientifique dans les termes utilisés justifie la précaution louable d'indiquer entre parenthèses le terme original allemand lors de la première occurrence du mot. J'ai regretté que le traducteur ait en général fait l'inverse.

Cet essai est très intéressant parce qu'en abordant la vie de cet orchestre sous le régime nazi, on entre dans la zone grise que constitue la continuation de la vie culturelle sous ce régime aux noirs desseins jusques après même que des bombardements anglais eurent détruit l'ancienne Philharmonie en 1944. L'auteur se hasarde parfois à faire des jugements. Si elle n'est abordée que succintement, la figure du compositeur et chef d'orchestre Richard Strauss, gloire musicale vieillissante, en sort à tout le moins égratignée. Au contraire, le musicien Lorenz Höber, Vorstand de l'Orchestre, reçoit un vibrant plaidoyer en réhabilitation en fin d'ouvrage. Chargé de de la vie courante de l'Orchestre (par exemple en gérant les jours de repos des musciens), il avait été interdit d'exercer son métier lors de la dénazification et mourut quelques mois plus tard.

Joël

Extrait :

[...] Si maintenir Furtwängler et sa prédominance dans l'orchestre pouvait servir ses propres visées de propagande, Goebbels n'hésiterait pas à stopper l'offensive contre les musiciens juifs de la prestigieuse formation berlinoise.
Malgré tout, l'époque était sombre. Le 26 avril 1933, lors d'un concert commun de l'Orchestre philharmonique de Berlin et de l'Orchestre national de Mannheim (où Furtwängler avait été autrefois Generalmusikdirektor), plusieurs membres de la formation provinciale protestèrent violemment sous prétexte que les premiers musiciens juifs de l'orchestre berlinois étaient assis devant les Allemands. Le bruit courait que l'Orchestre philharmonique comprenait des douzaines de Juifs, mais la fureur générale se concentrait surtout sur le premier violon Szymon Goldberg. Le premier violon de Mannheim jouait nettement moins bien, se souvint Berta Geissmar [secrétaire de Furtwängler], mais il était membre du parti et avait arboré dès le début du nouveau régime la croix gammée. Furtwängler refusa de continuer si la place des musiciens n'était pas décidée par lui mais par la politique. Il menaça d'annuler purement et simplement le concert au cas où il n'obtiendrait pas satisfaction.
La fermeté de Furtwängler finit par l'emporter et Goldberg fut assis à sa place de premier violon lors du concert à Mannheim. Cependant l'affaire ne s'arrêta pas là. Furtwängler écrivit au Vorstand de l'orchestre de Mannheim une lettre sévère, où il expliquait de nouveau sa position en se réclamant de l'autorité de Goebbels :
Quant à la décision de la participation des Juifs dans l'Orchestre philharmonique de Berlin, elle concerne non pas vous mais le gouvernement du Reich, duquel dépend l'Orchestre philharmonique. Le gouvernement sait très bien — alors que vous semblez l'avoir oublié — qu'être allemand consiste à mener à bien une tâche pour elle-même et que dans le cas d'un orchestre devant représenter l'excellence de l'art orchestral allemand non seulement en Allemagne mais dans le monde entier, c'est avant tout l'efficience qui est et doit demeurer le critère décisif.
[...] Furtwängler distinguait particulièrement Goldberg : On peut le considérer aujourd'hui comme rien moins que le meilleur premier violon d'Europe.


Éditions Héloïse d'Ormesson - 399 pages
Traduit de l'allemand par Philippe Giraudon