Au début, l'enfant ne comprend pas très bien ce qui se joue dans l'appartement familial. La mère ne lui dit rien, esquive, évite... et se jette dans l'écriture comme une désespérée. Là, face à la machine à écrire, elle récite pour elle-même les poèmes auxquels elle vient de donner naissance.

La disparition de mon père avait broyé le lyrisme de ma mère, de cette cendre naissaient des phrases alitées, un texte sans respiration, sans ventilation, où les espaces se meurent et les syllabes agonisent. Ma mère avait la bouche sèche et le bout des doigts racorni. Après avoir éteint sa machine à écrire, elle en fermait le couvercle comme on ferme les paupières du défunt. Sa main délicatement posée prenait le pouls déclinant de l'instrument.

Prisonnière de ce théâtre littéraire, l'enfant cherche un refuge. Elle le trouve dans cette boîte qui appartenait à son père. À l'intérieur, quelques souvenirs ; du tabac, un rasoir, une montre, des disques vinyles... Ainsi, pendant le jour, l'enfant peut se dire que son père est toujours là, près d'elle, en elle. Elle le fait revivre envers et contre tous. Et quand vient la nuit, c'est sa mère qu'elle retrouve dans une étreinte charnelle et fusionnelle. Mais toujours ce silence, cette non-communication qui rend le deuil impossible.

Nous vivions muettes, les mots n'avaient pas leur place ici.

Si les mots n'ont pas leur place, tous les sens sont en éveil. Les images prennent corps, envahissent la page et Yasmine Ghata avec une écriture très charnelle et poétique, met en relief les palliatifs trouvés par l'enfant. Elle nous dit surtout cet amour si difficile et exclusif entre une mère et sa fille quand la douleur est trop intense. Mais au-delà de ce huis-clos, Yasmine Ghata s'interroge sur l'acte d'écriture, sur la transmission et propose quelques passages somptueux sur la création littéraire.

Il est très difficile d'en dire plus sur ce court roman sans verser dans une logorrhée inutile et redondante. Muettes fait partie de ces récits où tout se concentre sur le style de l'auteur. Si l'intrigue est très mince, chaque phrase est ciselée et contient une dimension évocatrice puissante. Il ne reste alors qu'à se laisser porter par le phrasé de l'auteur, recevoir sa prose avec attention et bienveillance pour découvrir un texte aussi profond, subtil qu'élégant.

Laurence

Extrait :

Je la voyais rétrécir chaque jour, s'amoindrir. C'est le sommeil qui me la rendait. Je m'agrippais à elle, blottie contre sa poitrine, nos jambes entremêlées, humant son odeur jusqu'à ce qu'elle disparaisse. Moments de fusion qui me remplissaient à ras bord jusqu'à la nuit suivante. À nouveau, je m'accrochais à elle, enserrant sa taille, mon mollet posé sur le sien comme in clôture la terre pour signifier qu'elle vous appartient. J'ajustais mon ventre, emboîtais mes cuisses cernant chacun de ses membres avec exactitude. Ma mère n'était qu'à moi, rapports exclusifs et inconditionnels. Nous avions remplacé le père, elle et moi, l'une envers l'autre.


Éditions Fayard - 115 pages